Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre vingt-septième : VOYAGE DE CANDIDE À CONSTANTINOPLE
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- Voilà pourtant six rois détrônés, avec qui nous
avons soupé, et encore dans ces six rois il y en a un à qui j’ai fait l’aumône.
Peut-être y a-t-il beaucoup d’autres princes plus infortunés. Pour moi, je n’ai
perdu que cent moutons, et je vole dans les bras de Cunégonde. Mon cher Martin,
encore une fois, Pangloss avait raison : tout est bien. - Je le souhaite, dit Martin. - Mais, dit Candide, voilà une aventure bien peu
vraisemblable que nous avons eue à Venise. On n’avait jamais vu ni ouï conter
que six rois détrônés soupassent ensemble au cabaret. - Cela n’est pas plus extraordinaire, dit Martin, que
la plupart des choses qui nous sont arrivées. Il est très commun que des rois
soient détrônés ; et à l’égard de l’honneur que nous avons eu de souper
avec eux, c’est une bagatelle qui ne mérite pas notre attention. À peine Candide fut-il dans le vaisseau qu’il sauta au
cou de son ancien valet, de son ami Cacambo. - Eh bien ! lui dit-il, que fait Cunégonde ?
Est-elle toujours un prodige de beauté ? M’aime-t-elle toujours ?
Comment se porte-t-elle ? Tu lui as sans doute acheté un palais à
Constantinople ? - Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave
les écuelles sur le bord de la Propontide, chez un prince qui a très peu d’écuelles ;
elle est esclave dans la maison d’un ancien souverain nommé Ragotski, à qui le
Grand Turc donne trois écus par jour dans son asile ; mais ce qui est bien
plus triste, c’est qu’elle a perdu sa beauté et qu’elle est devenue
horriblement laide. - Ah ! belle ou laide, dit Candide, je suis
honnête homme, et mon devoir est de l’aimer toujours. Mais comment peut-elle
être réduite à un état si abject avec les cinq ou six millions que tu avais
apportés ? - Bon, dit Cacambo, ne m’en a-t-il pas fallu donner
deux millions au señor don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y
Lampourdos, y Souza, gouverneur de Buenos-Ayres, pour avoir la permission de
reprendre mademoiselle Cunégonde ? Et un pirate ne nous a-t-il pas
bravement dépouillés de tout le reste ? Ce pirate ne nous a-t-il pas menés
au cap de Matapan, à Milo, à Nicarie, à Samos, à Petra, aux Dardanelles, à
Marmora, à Scutari ? Cunégonde et la vieille servent chez ce prince dont
je vous ai parlé, et moi je suis esclave du sultan détrôné. - Que d’épouvantables calamités enchaînées les unes
aux autres ! dit Candide. Mais, après tout, j’ai encore quelques diamants ;
je délivrerai aisément Cunégonde. C’est bien dommage qu’elle soit devenue si
laide. Ensuite, se tournant vers Martin : - Qui pensez-vous, dit-il, qui soit le plus à
plaindre, de l’empereur Achmet, de l’empereur Ivan, du roi Charles-Édouard, ou
de moi ? - Je n’en sais rien, dit Martin ; il faudrait que
je fusse dans vos coeurs pour le savoir. - Ah ! dit Candide, si Pangloss était ici, il le
saurait et nous l’apprendrait. - Je ne sais, dit Martin, avec quelles balances votre
Pangloss aurait pu peser les infortunes des hommes et apprécier leurs douleurs.
Tout ce que je présume, c’est qu’il y a des millions d’hommes sur la terre cent
fois plus à plaindre que le roi Charles-Édouard, l’empereur Ivan et le sultan
Achmet. - Cela pourrait bien être, dit Candide. On arriva en peu de jours sur le canal de la mer
Noire. Candide commença par racheter Cacambo fort cher, et, sans perdre de
temps, il se jeta dans une galère, avec ses compagnons, pour aller sur le
rivage de la Propontide chercher Cunégonde, quelque laide qu’elle pût être. Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient
fort mal, et à qui le levanti patron appliquait de temps en temps quelques
coups de nerf de boeuf sur leurs épaules nues ; Candide, par un mouvement
naturel, les regarda plus attentivement que les autres galériens et s’approcha
d’eux avec pitié. Quelques traits de leurs visages défigurés lui parurent avoir
un peu de ressemblance avec Pangloss et avec ce malheureux jésuite, ce baron,
ce frère de Mlle Cunégonde. Cette idée l’émut et l’attrista. Il les considéra
encore plus attentivement. - En vérité, dit-il à Cacambo, si je n’avais pas vu
pendre maître Pangloss, et si je n’avais pas eu le malheur de tuer le baron, je
croirais que ce sont eux qui rament dans cette galère. Au nom du baron et de Pangloss les deux forçats
poussèrent un grand cri, s’arrêtèrent sur leur banc et laissèrent tomber leurs
rames. Le levanti patron accourait sur eux, et les coups de nerf de boeuf
redoublaient. - Arrêtez, arrêtez, Seigneur, s’écria Candide, je vous
donnerai tant d’argent que vous voudrez. - Quoi ! c’est Candide ! disait l’un des forçats.
- Quoi ! c’est Candide ! disait l’autre. - Est-ce un songe ? dit Candide ; veillé-je ?
suis-je dans cette galère ? Est-ce là monsieur le baron que j’ai tué ?
Est-ce là maître Pangloss que j’ai vu pendre ? - C’est nous-mêmes, c’est nous-mêmes, répondaient-ils.
- Quoi ! c’est là ce grand philosophe ?
disait Martin. - Eh ! Monsieur le levanti patron, dit Candide,
combien voulez-vous d’argent pour la rançon de M. de Thunder-ten-tronckh, un
des premiers barons de l’Empire, et de M. Pangloss, le plus profond
métaphysicien d’Allemagne ? - Chien de chrétien, répondit le levanti patron,
puisque ses deux chiens de forçats chrétiens sont des barons et des
métaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité dans leurs pays, tu m’en
donneras cinquante mille sequins. - Vous les aurez, monsieur, ramenez-moi comme un
éclair à Constantinople, et vous serez payé sur-le-champ. Mais non, menez-moi
chez Mlle Cunégonde. Le levanti patron, sur la première offre de Candide, avait
déjà tourné la proue vers la ville, et il faisait ramer plus vite qu’un oiseau
ne fend les airs. Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss. - Et comment ne vous ai-je pas tué, mon cher baron ?
et mon cher Pangloss, comment êtes-vous en vie après avoir été pendu ? et
pourquoi êtes-vous tous deux aux galères en Turquie ? Est-il bien vrai que
ma chère soeur soit dans ce pays ? disait le baron. - Oui, répondait Cacambo. - Je revois donc mon cher Candide, s’écriait Pangloss.
Candide leur présentait Martin et Cacambo. Ils s’embrassaient tous, ils
parlaient tous à la fois. La galère volait, ils étaient déjà dans le port. On
fit venir un Juif, à qui Candide vendit pour cinquante mille sequins un diamant
de la valeur de cent mille, et qui lui jura par Abraham qu’il n’en pouvait
donner davantage. Il paya incontinent la rançon du baron et de Pangloss.
Celui-ci se jeta aux pieds de son libérateur et les baigna de larmes ; l’autre
le remercia par un signe de tête, et lui promit de lui rendre cet argent à la
première occasion. - Mais est-il bien possible que ma soeur soit en
Turquie ? disait-il. - Rien n’est si possible, reprit Cacambo, puis qu’elle
écure la vaisselle chez un prince de Transylvanie. On fit aussitôt venir deux
Juifs ; Candide vendit encore des diamants ; et ils repartirent tous
dans une autre galère pour aller délivrer Cunégonde. |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Quelle est la figure surlignée dans le premier § ? Pourquoi Voltaire l'emploie-t-il ?
2
Qui Candide retrouve-t-il dans ce
chapitre ?
3
Comment parvient-il à les libérer ?
4
Finalement, qu’est-ce qui permet de
vivre, d’être respecté, dans le monde de Candide ?
5
Est-ce si différent de nos jours ?
réponses
fin