Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre vingt-sixième : D’UN SOUPER QUE CANDIDE ET MARTIN FIRENT AVEC SIX
ÉTRANGERS, ET QUI ILS ÉTAIENT
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- Soyez prêt à partir avec nous, n’y manquez pas. Il
se retourne, et voit Cacambo. Il n’y avait que la vue de Cunégonde qui pût l’étonner
et lui plaire davantage. Il fut sur le point de devenir fou de joie. Il
embrasse son cher ami. - Cunégonde est ici, sans doute, où est-elle ?
Mène-moi vers elle, que je meure de joie avec elle. - Cunégonde n’est point ici, dit Cacambo, elle est à
Constantinople. - Ah, Ciel ! à Constantinople ! mais,
fût-elle à la Chine, j’y vole, partons. - Nous partirons après souper, reprit Cacambo, je ne
peux vous en dire davantage ; je suis esclave, mon maître m’attend ;
il faut que j’aille le servir à table : ne dites mot ; soupez et
tenez-vous prêt. Candide, partagé entre la joie et la douleur, charmé d’avoir
revu son agent fidèle, étonné de le voir esclave, plein de l’idée de retrouver
sa maîtresse, le coeur agité, l’esprit bouleversé, se mit à table avec Martin,
qui voyait de sang-froid toutes ces aventures, et avec six étrangers qui
étaient venus passer le carnaval à Venise. Cacambo, qui versait à boire à l’un de ces six
étrangers, s’approcha de l’oreille de son maître, sur la fin du repas, et lui
dit : - Sire, Votre Majesté partira quand elle voudra, le
vaisseau est prêt. Ayant dit ces mots, il sortit. Les convives, étonnés, se
regardaient sans proférer une seule parole, lorsqu’un autre domestique, s’approchant
de son maître, lui dit : - Sire, la chaise de Votre Majesté est à Padoue, et la
barque est prête. Le maître fit un signe, et le domestique partit. Tous les
convives se regardèrent encore, et la surprise commune redoubla. Un troisième
valet, s’approchant aussi d’un troisième étranger, lui dit : - Sire, croyez-moi, Votre Majesté ne doit pas rester
ici plus longtemps : je vais tout préparer ; et aussitôt il disparut. Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût
une mascarade du carnaval. Un quatrième domestique dit au quatrième maître :
- Votre Majesté partira quand elle voudra, et sortit
comme les autres. Le cinquième valet en dit autant au cinquième maître. Mais le
sixième valet parla différemment au sixième étranger, qui était auprès de
Candide ; il lui dit : - Ma foi, Sire, on ne veut plus faire crédit à Votre
Majesté, ni à moi non plus ; et nous pourrions bien être coffrés cette
nuit, vous et moi : je vais pourvoir à mes affaires ; adieu. Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers,
Candide et Martin demeurèrent dans un profond silence. Enfin Candide le rompit.
- Messieurs, dit-il, voilà une singulière plaisanterie :
pourquoi êtes-vous tous rois ? Pour moi, je vous avoue que ni moi ni
Martin nous ne le sommes. Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole,
et dit en italien : - Je ne suis point plaisant, je m’appelle Achmet III.
J’ai été grand sultan plusieurs années ; je détrônai mon frère ; mon
neveu m’a détrôné ; on a coupé le cou à mes vizirs ; j’achève ma vie
dans le vieux sérail ; mon neveu le grand sultan Mahmoud me permet de
voyager quelquefois pour ma santé, et je suis venu passer le carnaval à Venise.
Un jeune homme qui était auprès d’Achmet parla après
lui, et dit : - Je m’appelle Ivan ; j’ai été empereur de toutes
les Russies ; j’ai été détrôné au berceau ; mon père et ma mère ont
été enfermés ; on m’a élevé en prison ; j’ai quelquefois la
permission de voyager, accompagné de ceux qui me gardent, et je suis venu
passer le carnaval à Venise. Le troisième dit : - Je suis Charles-Édouard, roi d’Angleterre ; mon
père m’a cédé ses droits au royaume ; j’ai combattu pour les soutenir ;
on a arraché le coeur à huit cents de mes partisans, et on leur en a battu les
joues. J’ai été mis en prison ; je vais à Rome faire une visite au roi mon
père, détrôné ainsi que moi et mon grand-père, et je suis venu passer le
carnaval à Venise. Le quatrième prit alors la parole et dit : - Je suis roi des Polaques ; le sort de la guerre
m’a privé de mes États héréditaires ; mon père a éprouvé les mêmes revers ;
je me résigne à la Providence comme le sultan Achmet, l’empereur Ivan et le roi
Charles-Édouard, à qui Dieu donne une longue vie, et je suis venu passer le
carnaval à Venise. Le cinquième dit : - Je suis aussi roi des Polaques ; j’ai perdu mon
royaume deux fois ; mais la Providence m’a donné un autre État, dans
lequel j’ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates ensemble n’en ont
jamais pu faire sur les bords de la Vistule ; je me résigne aussi à la
Providence, et je suis venu passer le carnaval à Venise. Il restait au sixième monarque à parler. - Messieurs, dit-il, je ne suis pas si grand seigneur
que vous ; mais enfin j’ai été roi tout comme un autre. Je suis Théodore ;
on m’a élu roi en Corse ; on m’a appelé Votre Majesté, et à présent, à
peine m’appelle-t-on Monsieur. J’ai fait frapper de la monnaie, et je ne
possède pas un denier ; j’ai eu deux secrétaires d’État, et j’ai à peine
un valet ; je me suis vu sur un trône, et j’ai longtemps été à Londres en
prison, sur la paille. J’ai bien peur d’être traité de même ici, quoique je
sois venu comme Vos Majestés passer le carnaval à Venise. Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une
noble compassion. Chacun d’eux donna vingt sequins au roi Théodore pour avoir
des habits et des chemises ; et Candide lui fit présent d’un diamant de
deux mille sequins. - Quel est donc, disaient les cinq rois, ce simple
particulier qui est en état de donner cent fois autant que chacun de nous, et
qui le donne ? Dans l’instant qu’on sortait de table, il arriva dans
la même hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu leurs
États par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste du carnaval à
Venise. Mais Candide ne prit pas seulement garde à ces nouveaux venus. Il n’était
occupé que d’aller trouver sa chère Cunégonde à Constantinople. |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Quel est le point commun entre les six rois attablés avec Candide ?
2 Quelle est la différence entre le sixième « roi » et les cinq autres ? (Observez l'expression surlignée, l. 73)
réponses
fin