Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre vingt-cinquième : VISITE CHEZ LE SEIGNEUR POCOCURANTÉ, NOBLE VÉNITIEN
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D’abord deux filles jolies et proprement mises
servirent du chocolat qu’elles firent très bien mousser. Candide ne put s’empêcher
de les louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce et sur leur adresse. - Ce sont d’assez bonnes créatures, dit le sénateur
Pococuranté ; je les fais quelquefois coucher dans mon lit, car je suis
bien las des dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de
leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de
leurs sottises, et des sonnets qu’il faut faire ou commander pour elles ;
mais, après tout, ces deux filles commencent fort à m’ennuyer. Candide, après le déjeuner, se promenant dans une
longue galerie, fut surpris de la beauté des tableaux. Il demanda de quel
maître étaient les deux premiers. - Ils sont de Raphaël, dit le sénateur ; je les
achetai fort cher par vanité il y a quelques années ; on dit que c’est ce
qu’il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout :
la couleur en est très rembrunie ; les figures ne sont pas assez
arrondies, et ne sortent point assez ; les draperies ne ressemblent en
rien à une étoffe ; en un mot, quoi qu’on en dise, je ne trouve point là
une imitation vraie de la nature. Je n’aimerai un tableau que quand je croirai
voir la nature elle-même : il n’y en a point de cette espèce. J’ai
beaucoup de tableaux mais je ne les regarde plus. Pococuranté, en attendant le dîner, se fit donner un
concerto. Candide trouva la musique délicieuse. - Ce bruit, dit Pococuranté, peut amuser une
demi-heure ; mais, s’il dure plus longtemps, il fatigue tout le monde,
quoique personne n’ose l’avouer. La musique aujourd’hui n’est plus que l’art d’exécuter
des choses difficiles, et ce qui n’est que difficile ne plaît point à la
longue. - J’aimerais peut-être mieux l’opéra, si on n’avait
pas trouvé le secret d’en faire un monstre qui me révolte. Ira voir qui voudra
de mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites que pour
amener, très mal à propos, deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le
gosier d’une actrice ; se pâmera de plaisir qui voudra, ou qui pourra, en
voyant un châtré fredonner le rôle de César et de Caton et se promener d’un air
gauche sur des planches ; pour moi, il y a longtemps que j’ai renoncé à
ces pauvretés, qui font aujourd’hui la gloire de l’Italie, et que des
souverains payent si chèrement. Candide disputa un peu, mais avec discrétion.
Martin fut entièrement de l’avis du sénateur. On se mit à table, et après un excellent dîner, on
entra dans la bibliothèque. Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié,
loua l’illustrissime sur son bon goût. - Voilà, dit- il, un livre qui faisait les délices du
grand Pangloss, le meilleur philosophe de l’Allemagne. - Il ne fait pas les miennes, dit froidement
Pococuranté ; on me fit accroire autrefois que j’avais du plaisir en le
lisant ; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent
tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette
Hélène qui est le sujet de la guerre, et qui à peine est une actrice de la
pièce ; cette Troie qu’on assiège et qu’on ne prend point, tout cela me
causait le plus mortel ennui. J’ai demandé quelquefois à des savants s’ils s’ennuyaient
autant que moi à cette lecture. Tous les gens sincères m’ont avoué que le livre
leur tombait des mains, mais qu’il fallait toujours l’avoir dans sa
bibliothèque, comme un monument de l’antiquité, et comme ces médailles
rouillées qui ne peuvent être de commerce. - Votre Excellence ne pense pas ainsi de Virgile ?
dit Candide. - Je conviens, dit Pococuranté, que le second, le
quatrième et le sixième livre de son Énéide sont excellents ; mais pour
son pieux Énée, et le fort Cloanthe, et l’ami Achates, et le petit Ascanius, et
l’imbécile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et l’insipide Lavinia, je ne
crois pas qu’il y ait rien de si froid et de plus désagréable. J’aime mieux le
Tasse et les contes à dormir debout de l’Arioste. - Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si
vous n’avez pas un grand plaisir à lire Horace ? - Il y a des maximes, dit Pococuranté, dont un homme
du monde peut faire son profit, et qui, étant resserrées dans des vers
énergiques, se gravent plus aisément dans la mémoire. Mais je me soucie fort
peu de son voyage à Brindes, et de sa description d’un mauvais dîner, et de la
querelle des crocheteurs entre je ne sais quel Pupilus, dont les paroles,
dit-il, étaient pleines de pus, et un autre dont les paroles étaient du
vinaigre. Je n’ai lu qu’avec un extrême dégoût ses vers grossiers contre des
vieilles et contre des sorcières ; et je ne vois pas quel mérite il peut y
avoir à dire à son ami Mæcenas que, s’il est mis par lui au rang des poètes
lyriques, il frappera les astres de son front sublime. Les sots admirent tout
dans un auteur estimé. Je ne lis que pour moi ; je n’aime que ce qui est à
mon usage. Candide, qui avait été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même,
était fort étonné de ce qu’il entendait ; et Martin trouvait la façon de
penser de Pococuranté assez raisonnable. - Oh ! voici un Cicéron, dit Candide ; pour
ce grand homme-là, je pense que vous ne vous lassez point de le lire ? - Je ne le lis jamais, répondit le Vénitien. Que m’importe
qu’il ait plaidé pour Rabirius ou pour Cluentius ? J’ai bien assez des
procès que je juge ; je me serais mieux accommodé de ses oeuvres
philosophiques ; mais, quand j’ai vu qu’il doutait de tout, j’ai conclu
que j’en savais autant que lui, et que je n’avais besoin de personne pour être
ignorant. - Ah ! voilà quatre-vingts volumes de recueils d’une
académie des sciences, s’écria Martin ; il se peut qu’il y ait là du bon. - Il y en aurait, dit Pococuranté, si un seul des
auteurs de ces fatras avait inventé seulement l’art de faire des épingles ;
mais il n’y a dans tous ces livres que de vains systèmes et pas une seule chose
utile. - Que de pièces de théâtre je vois là ! dit
Candide ; en italien, en espagnol, en français ! - Oui, dit le sénateur, il y en a trois mille, et pas
trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils de sermons, qui tous ensemble ne
valent pas une page de Sénèque, et tous ces gros volumes de théologie, vous
pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni moi ni personne. Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais. - Je crois, dit-il, qu’un républicain doit se plaire à
la plupart de ces ouvrages, écrits si librement. - Oui, répondit Pococuranté, il est beau d’écrire ce
qu’on pense ; c’est le privilège de l’homme. Dans toute notre Italie, on n’écrit
que ce qu’on ne pense pas ; ceux qui habitent la patrie des Césars et des
Antonins n’osent avoir une idée sans la permission d’un jacobin. Je serais
content de la liberté qui inspire les génies anglais si la passion et l’esprit
de parti ne corrompaient pas tout ce que cette précieuse liberté a d’estimable.
Candide, apercevant un Milton, lui demanda s’il ne
regardait pas cet auteur comme un grand homme. - Qui ? dit Pococuranté, ce barbare qui fait un
long commentaire du premier chapitre de la Genèse en dix livres de vers durs ?
ce grossier imitateur des Grecs, qui défigure la création, et qui, tandis que
Moïse représente l’Être éternel produisant le monde par la parole, fait prendre
un grand compas par le Messiah dans une armoire du ciel pour tracer son ouvrage ?
Moi, j’estimerais celui qui a gâté l’enfer et le diable du Tasse ; qui
déguise Lucifer tantôt en crapaud, tantôt en pygmée ; qui lui fait
rebattre cent fois les mêmes discours ; qui le fait disputer sur la
théologie ; qui, en imitant sérieusement l’invention comique des armes à
feu de l’Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables ? Ni
moi, ni personne en Italie, n’a pu se plaire à toutes ces tristes
extravagances. Le mariage du péché et de la mort et les couleuvres dont le
péché accouche font vomir tout homme qui a le goût un peu délicat, et sa longue
description d’un hôpital n’est bonne que pour un fossoyeur. Ce poème obscur,
bizarre et dégoûtant, fut méprisé à sa naissance ; je le traite aujourd’hui
comme il fut traité dans sa patrie par les contemporains. Au reste, je dis ce
que je pense, et je me soucie fort peu que les autres pensent comme moi. Candide
était affligé de ces discours ; il respectait Homère, il aimait un peu
Milton. - Hélas ! dit-il tout bas à Martin, j’ai bien
peur que cet homme-ci n’ait un souverain mépris pour nos poètes allemands. - Il n’y aurait pas grand mal à cela, dit Martin. - Oh, quel homme supérieur ! disait encore
Candide entre ses dents, quel grand génie que ce Pococuranté ! rien ne
peut lui plaire. Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres,
ils descendirent dans le jardin. Candide en loua toutes les beautés. - Je ne sais rien de si mauvais goût, dit le maître :
nous n’avons ici que des colifichets ; mais je vais dès demain en faire
planter un d’un dessin plus noble. Quand les deux curieux eurent pris congé de Son
Excellence : - Or çà, dit Candide à Martin, vous conviendrez que
voilà le plus heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu’il
possède. - Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu’il est dégoûté de
tout ce qu’il possède ? Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleurs
estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. - Mais, dit Candide, n’y a-t-il pas du plaisir à tout
critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des beautés ?
- C’est-à-dire, reprit Martin, qu’il y a du plaisir à
n’avoir pas de plaisir ? - Oh bien ! dit Candide, il n’y a donc d’heureux
que moi, quand je reverrai Mlle Cunégonde. - C’est toujours bien fait d’espérer, dit Martin. Cependant les jours, les semaines s’écoulaient ;
Cacambo ne revenait point, et Candide était si abîmé dans sa douleur qu’il ne
fit pas même réflexion que Paquette et frère Giroflée n’étaient pas venus
seulement le remercier. |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Qu ?
2 Qu?
3 Qu'?
4 Rr.
5 Rr.
réponses
fin