Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre dix-huitième : CE QU’ILS VIRENT DANS LE PAYS D’ELDORADO
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- Je suis fort ignorant, et je m’en trouve bien ;
mais nous avons ici un vieillard retiré de la cour, qui est le plus savant
homme du royaume, et le plus communicatif. Aussitôt il mène Cacambo chez le
vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son
valet. Ils entrèrent dans une maison fort simple, car la porte n’était que d’argent,
et les lambris des appartements n’étaient que d’or, mais travaillés avec tant
de goût que les plus riches lambris ne l’effaçaient pas. L’antichambre n’était
à la vérité incrustée que de rubis et d’émeraudes ; mais l’ordre dans
lequel tout était arrangé réparait bien cette extrême simplicité. Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sopha
matelassé de plumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des
vases de diamant ; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces termes :
- Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j’ai
appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont
il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l’ancienne patrie des Incas,
qui en sortirent très imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde, et
qui furent enfin détruits par les Espagnols. - Les princes de leur famille qui restèrent dans leur
pays natal furent plus sages ; ils ordonnèrent, du consentement de la
nation, qu’aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume ; et
c’est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité. Les Espagnols
ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils l’ont appelé El Dorado, et un
Anglais, nommé le chevalier Raleigh, en a même approché il y a environ cent
années ; mais, comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de
précipices, nous avons toujours été jusqu’à présent à l’abri de la rapacité des
nations de l’Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour
la fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu’au
dernier. La conversation fut longue ; elle roula sur la
forme du gouvernement, sur les moeurs, sur les femmes, sur les spectacles
publics, sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du goût pour la
métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.
Le vieillard rougit un peu. - Comment donc, dit-il, en pouvez-vous douter ?
Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats ? Cacambo demanda humblement
quelle était la religion d’Eldorado. Le vieillard rougit encore. - Est-ce qu’il peut y avoir deux religions ? dit-il ;
nous avons, je crois, la religion de tout le monde : nous adorons Dieu du
soir jusqu’au matin. - N’adorez-vous qu’un seul Dieu ? dit Cacambo,
qui servait toujours d’interprète aux doutes de Candide. - Apparemment, dit le vieillard, qu’il n’y en a ni
deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde font des
questions bien singulières. Candide ne se lassait pas de faire interroger ce
bon vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu dans l’Eldorado. - Nous ne le prions point, dit le bon et respectable
sage ; nous n’avons rien à lui demander ; il nous a donné tout ce qu’il
nous faut ; nous le remercions sans cesse. Candide eut la curiosité de
voir des prêtres ; il fit demander où ils étaient. Le bon vieillard
sourit. - Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres ; le
roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d’actions de grâces
solennellement tous les matins ; et cinq ou six mille musiciens les
accompagnent. - Quoi ! vous n’avez point de moines qui
enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brûler les
gens qui ne sont pas de leur avis ? - Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard ;
nous sommes tous ici du même avis, et nous n’entendons pas ce que vous voulez
dire avec vos moines. Candide à tous ces discours demeurait en extase, et
disait en lui-même : - Ceci est bien différent de la Westphalie et du
château de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il
n’aurait plus dit que le château de Thunder-ten-tronckh était ce qu’il y avait
de mieux sur la terre ; il est certain qu’il faut voyager. Après cette longue conversation, le bon vieillard fit
atteler un carrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deux
voyageurs pour les conduire à la cour : - Excusez-moi, leur dit-il, si mon âge me prive de l’honneur
de vous accompagner. Le roi vous recevra d’une manière dont vous ne serez pas
mécontents, et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays s’il y en a
quelques-uns qui vous déplaisent. Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six
moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi,
situé à un bout de la capitale. Le portail était de deux cent vingt pieds de
haut et de cent de large ; il est impossible d’exprimer quelle en était la
matière. On voit assez quelle supériorité prodigieuse elle devait avoir sur ces
cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries. Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et
Cacambo à la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de
robes d’un tissu de duvet de colibri ; après quoi les grands officiers et
les grandes officières de la couronne les menèrent à l’appartement de Sa
Majesté, au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l’usage ordinaire.
Quand ils approchèrent de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand
officier comment il fallait s’y prendre pour saluer Sa Majesté ; si on se
jetait à genoux ou ventre à terre ; si on mettait les mains sur la tête ou
sur le derrière ; si on léchait la poussière de la salle ; en un mot,
quelle était la cérémonie. - L’usage, dit le grand officier, est d’embrasser le
roi et de le baiser des deux côtés. Candide et Cacambo sautèrent au cou de Sa
Majesté, qui les reçut avec toute la grâce imaginable et qui les pria poliment
à souper. En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices
publics élevés jusqu’aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les
fontaines d’eau pure, les fontaines d’eau rose, celles de liqueurs de canne de
sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places, pavées d’une
espèce de pierreries qui répandaient une odeur semblable à celle du gérofle et
de la cannelle. Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement ;
on lui dit qu’il n’y en avait point, et qu’on ne plaidait jamais. Il s’informa
s’il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage,
et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel
il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d’instruments de
mathématique et de physique. Après avoir parcouru, toute l’après-dînée, à peu près
la millième partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit à
table entre Sa Majesté, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit
meilleure chère, et jamais on n’eut plus d’esprit à souper qu’en eut Sa
Majesté. Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et quoique
traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui étonnait
Candide, ce n’était pas ce qui l’étonna le moins. Ils passèrent un mois dans cet hospice. Candide ne
cessait de dire à Cacambo : - Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le
château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes ; mais enfin Mlle
Cunégonde n’y est pas, et vous avez sans doute quelque maîtresse en Europe. Si
nous restons ici, nous n’y serons que comme les autres ; au lieu que si
nous retournons dans notre monde seulement avec douze moutons chargés de
cailloux d’Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble, nous n’aurons
plus d’inquisiteurs à craindre, et nous pourrons aisément reprendre Mlle
Cunégonde. Ce discours plut à Cacambo : on aime tant à
courir, à se faire valoir chez les siens, à faire parade de ce qu’on a vu dans
ses voyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l’être et de demander
leur congé à Sa Majesté. - Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je
sais bien que mon pays est peu de chose ; mais, quand on est passablement
quelque part, il faut y rester ; je n’ai pas assurément le droit de retenir
des étrangers ; c’est une tyrannie qui n’est ni dans nos moeurs, ni dans
nos lois : tous les hommes sont libres ; partez quand vous voudrez,
mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière
rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes
de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de
hauteur, et sont droites comme des murailles ; elles occupent chacune en
largeur un espace de plus de dix lieues ; on ne peut en descendre que par
des précipices. Cependant, puisque vous voulez absolument partir, je vais
donner ordre aux intendants des machines d’en faire une qui puisse vous
transporter commodément. Quand on vous aura conduits au revers des montagnes,
personne ne pourra vous accompagner ; car mes sujets ont fait voeu de ne
jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur voeu.
Demandez-moi d’ailleurs tout ce qu’il vous plaira. - Nous ne demandons à Votre Majesté, dit Cacambo, que
quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du pays. Le roi
rit. - Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d’Europe
ont pour notre boue jaune ; mais emportez-en tant que vous voudrez, et
grand bien vous fasse. Il donna l’ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de
faire une machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume.
Trois mille bons physiciens y travaillèrent ; elle fut prête au bout de
quinze jours, et ne coûta pas plus de vingt millions de livres sterling,
monnaie du pays. On mit sur la machine Candide et Cacambo ; il y avait
deux grands moutons rouges sellés et bridés pour leur servir de monture quand
ils auraient franchi les montagnes, vingt moutons de bât chargés de vivres,
trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus curieux, et
cinquante chargés d’or, de pierreries et de diamants. Le roi embrassa
tendrement les deux vagabonds. Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la
manière ingénieuse dont ils furent hissés, eux et leurs moutons, au haut des montagnes.
Les physiciens prirent congé d’eux après les avoir mis en sûreté, et Candide n’eut
plus d’autre désir et d’autre objet que d’aller présenter ses moutons à Mlle
Cunégonde. - Nous avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de
Buenos-Ayres, si Mlle Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la
Cayenne, embarquons- nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons
acheter. |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Qu ?
2 Qu?
3 Qu'?
4 Rr.
5 Rr.
réponses
fin