Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre dix-neuvième : CE QUI LEUR ARRIVA À SURINAM, ET COMMENT CANDIDE FIT
CONNAISSANCE AVEC MARTIN
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- Mon ami, vous voyez comme les richesses de ce monde
sont périssables ; il n’y a rien de solide que la vertu et le bonheur de
revoir Mlle Cunégonde. - Je l’avoue, dit Cacambo ; mais il nous reste
encore deux moutons avec plus de trésors que n’en aura jamais le roi d’Espagne,
et je vois de loin une ville que je soupçonne être Surinam, appartenant aux
Hollandais. Nous sommes au bout de nos peines et au commencement de notre
félicité. En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre
étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un
caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et
la main droite. - Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais,
que fais- tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? - J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux
négociant, répondit le nègre. - Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité
ainsi ? - Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous
donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous
travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe
la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je
me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en
Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de
Guinée, elle me disait : " Mon cher enfant, bénis nos fétiches,
adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l’honneur d’être esclave
de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta
mère. " Hélas ! je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont
pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois
moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent
tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis
pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous
cousins issus de germains. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec
ses parents d’une manière plus horrible. - Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas
deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce
à ton optimisme. - Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. - Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir
que tout est bien quand on est mal. Et il versait des larmes en regardant son
nègre, et en pleurant il entra dans Surinam. La première chose dont ils s’informent, c’est s’il n’y
a point au port quelque vaisseau qu’on pût envoyer à Buenos-Ayres. Celui à qui
ils s’adressèrent était justement un patron espagnol, qui s’offrit à faire avec
eux un marché honnête. Il leur donna rendez-vous dans un cabaret. Candide et le
fidèle Cacambo allèrent l’y attendre avec leurs deux moutons. Candide, qui avait le coeur sur les lèvres, conta à l’Espagnol
toutes ses aventures, et lui avoua qu’il voulait enlever Mlle Cunégonde. - Je me garderai bien de vous passer à Buenos- Ayres,
dit le patron : je serais pendu et vous aussi. La belle Cunégonde est la
maîtresse favorite de monseigneur. Ce fut un coup de foudre pour Candide ;
il pleura longtemps ; enfin il tira à part Cacambo : - Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu’il faut que
tu fasses. Nous avons chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de
diamants ; tu es plus habile que moi ; va prendre Mlle Cunégonde à
Buenos-Ayres. Si le gouverneur fait quelques difficultés, donne-lui un million ;
s’il ne se rend pas, donne-lui-en deux ; tu n’as point tué d’inquisiteur,
on ne se défiera point de toi. J’équiperai un autre vaisseau ; j’irai t’attendre
à Venise ; c’est un pays libre où l’on n’a rien à craindre ni des
Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des inquisiteurs. Cacambo applaudit à
cette sage résolution. Il était au désespoir de se séparer d’un bon maître,
devenu son ami intime ; mais le plaisir de lui être utile l’emporta sur la
douleur de le quitter. Ils s’embrassèrent en versant des larmes. Candide lui
recommanda de ne point oublier la bonne vieille. Cacambo partit dès le jour
même : c’était un très bon homme que ce Cacambo. Candide resta encore quelque temps à Surinam, et
attendit qu’un autre patron voulût le mener en Italie, lui et les deux moutons
qui lui restaient. Il prit des domestiques, et acheta tout ce qui lui était
nécessaire pour un long voyage ; enfin M. Vanderdendur, maître d’un gros
vaisseau, vint se présenter à lui. - Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet homme, pour
me mener en droiture à Venise, moi, mes gens, mon bagage, et les deux moutons
que voilà ? Le patron s’accorda à dix mille piastres. Candide n’hésita
pas. - Oh ! oh ! dit à part soi le prudent
Vanderdendur, cet étranger donne dix mille piastres tout d’un coup ! il
faut qu’il soit bien riche. Puis, revenant un moment après, il signifia qu’il
ne pouvait partir à moins de vingt mille. - Eh bien ! vous les aurez, dit Candide. - Ouais ! se dit tout bas le marchand, cet homme
donne vingt mille piastres aussi aisément que dix mille. Il revint encore, et
dit qu’il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille piastres. - Vous en aurez donc trente mille répondit Candide. - Oh ! oh ! se dit encore le marchand hollandais,
trente mille piastres ne coûtent rien à cet homme-ci ; sans doute les deux
moutons portent des trésors immenses ; n’insistons pas davantage :
faisons-nous d’abord payer les trente mille piastres, et puis nous verrons. Candide
vendit deux petits diamants, dont le moindre valait plus que tout l’argent que
demandait le patron. Il le paya d’avance. Les deux moutons furent embarqués.
Candide suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade ;
le patron prend son temps, met à la voile, démarre ; le vent le favorise.
Candide, éperdu et stupéfait, le perd bientôt de vue. - Hélas ! cria-t-il, voilà un tour digne de l’ancien
monde. Il retourne au rivage, abîmé dans la douleur ; car enfin il avait
perdu de quoi faire la fortune de vingt monarques. Il se transporte chez le juge hollandais ; et
comme il était un peu troublé, il frappe rudement à la porte ; il entre,
expose son aventure, et crie un peu plus haut qu’il ne convenait. Le juge
commença par lui faire payer dix mille piastres pour le bruit qu’il avait fait.
Ensuite il l’écouta patiemment, lui promit d’examiner son affaire sitôt que le
marchand serait revenu, et se fit payer dix mille autres piastres pour les
frais de l’audience. Ce procédé acheva de désespérer Candide ; il
avait à la vérité essuyé des malheurs mille fois plus douloureux ; mais le
sang-froid du juge, et celui du patron dont il était volé, alluma sa bile, et
le plongea dans une noire mélancolie. La méchanceté des hommes se présentait à
son esprit dans toute sa laideur ; il ne se nourrissait que d’idées
tristes. Enfin, un vaisseau français étant sur le point de partir pour
Bordeaux, comme il n’avait plus de moutons chargés de diamants à embarquer, il
loua une chambre du vaisseau à juste prix, et fit signifier dans la ville qu’il
payerait le passage, la nourriture, et donnerait deux mille piastres à un
honnête homme qui voudrait faire le voyage avec lui, à condition que cet homme
serait le plus dégoûté de son état et le plus malheureux de la province. Il se présenta une foule de prétendants qu’une flotte
n’aurait pu contenir. Candide voulant choisir entre les plus apparents, il
distingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient assez sociables, et
qui toutes prétendaient mériter la préférence. Il les assembla dans son cabaret,
et leur donna à souper, à condition que chacun ferait serment de raconter
fidèlement son histoire, promettant de choisir celui qui lui paraîtrait le plus
à plaindre et le plus mécontent de son état à plus juste titre, et de donner
aux autres quelques gratifications. La séance dura jusqu’à quatre heures du matin.
Candide, en écoutant toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui
avait dit la vieille en allant à Buenos-Ayres, et de la gageure qu’elle avait
faite, qu’il n’y avait personne sur le vaisseau à qui il ne fût arrivé de très
grands malheurs. Il songeait à Pangloss à chaque aventure qu’on lui contait, - Ce Pangloss, disait-il, serait bien embarrassé à
démontrer son système. Je voudrais qu’il fût ici. Certainement, si tout va
bien, c’est dans Eldorado, et non pas dans le reste de la terre. Enfin il se
détermina en faveur d’un pauvre savant qui avait travaillé dix ans pour les
libraires d’Amsterdam. Il jugea qu’il n’y avait point de métier au monde dont
on dût être plus dégoûté. Ce savant, qui était d’ailleurs un bon homme, avait
été volé par sa femme, battu par son fils, et abandonné de sa fille qui s’était
fait enlever par un Portugais. Il venait d’être privé d’un petit emploi duquel
il subsistait ; et les prédicants de Surinam le persécutaient parce qu’ils
le prenaient pour un socinien. Il faut avouer que les autres étaient pour le
moins aussi malheureux que lui ; mais Candide espérait que le savant le
désennuierait dans le voyage. Tous ses autres rivaux trouvèrent que Candide
leur faisait une grande injustice ; mais il les apaisa en leur donnant à
chacun cent piastres. |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Qu ?
2 Qu?
3 Qu'?
4 Rr.
5 Rr.
réponses
fin