Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre dix-septième : ARRIVÉE DE CANDIDE ET DE SON VALET AU PAYS D’ELDORADO,
ET CE QU’ILS Y VIRENT
1 5 10 15 20 25
30
35
40
45
50
55
60
65
70
75
80
85
90
95
|
- Vous voyez, dit Cacambo à Candide, que cet
hémisphère-ci ne vaut pas mieux que l’autre : croyez-moi, retournons en
Europe par le plus court. - Comment y retourner ? dit Candide, et où aller ?
Si je vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y égorgent tout ; si
je retourne en Portugal, j’y suis brûlé ; si nous restons dans ce pays-ci,
nous risquons à tout moment d’être mis en broche. Mais comment se résoudre à
quitter la partie du monde que Mlle Cunégonde habite ? - Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo : nous y
trouverons des Français, qui vont par tout le monde ; ils pourront nous
aider. Dieu aura peut-être pitié de nous. Il n’était pas facile d’aller à la Cayenne : ils
savaient bien à peu près de quel côté il fallait marcher ; mais des
montagnes, des fleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, étaient
partout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue ; leurs
provisions furent consumées ; ils se nourrirent un mois entier de fruits
sauvages, et se trouvèrent enfin auprès d’une petite rivière bordée de
cocotiers, qui soutinrent leur vie et leurs espérances. Cacambo, qui donnait toujours d’aussi bons conseils
que la vieille, dit à Candide : - Nous n’en pouvons plus, nous avons assez marché ;
j’aperçois un canot vide sur le rivage, emplissons-le de cocos, jetons-nous
dans cette petite barque, laissons-nous aller au courant ; une rivière
mène toujours à quelque endroit habité. Si nous ne trouvons pas des choses
agréables, nous trouverons du moins des choses nouvelles. - Allons, dit Candide, recommandons-nous à la
Providence. Ils voguèrent quelques lieues entre des bords tantôt
fleuris, tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés. La rivière s’élargissait
toujours ; enfin elle se perdait sous une voûte de rochers épouvantables
qui s’élevaient jusqu’au ciel. Les deux voyageurs eurent la hardiesse de s’abandonner
aux flots sous cette voûte. Le fleuve, resserré en cet endroit, les porta avec
une rapidité et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre heures ils revirent
le jour ; mais leur canot se fracassa contre les écueils ; il fallut
se traîner de rocher en rocher pendant une lieue entière ; enfin ils
découvrirent un horizon immense, bordé de montagnes inaccessibles. Le pays
était cultivé pour le plaisir comme pour le besoin ; partout l’utile était
agréable. Les chemins étaient couverts ou plutôt ornés de voitures d’une forme
et d’une matière brillante, portant des hommes et des femmes d’une beauté
singulière, traînés rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en
vitesse les plus beaux chevaux d’Andalousie, de Tétuan et de Méquinez. - Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux
que la Westphalie. Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier village
qu’il rencontra. Quelques enfants du village, couverts de brocarts d’or tout
déchirés, jouaient au palet à l’entrée du bourg ; nos deux hommes de l’autre
monde s’amusèrent à les regarder : leurs palets étaient d’assez larges
pièces rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit
envie aux voyageurs d’en ramasser quelques-uns ; c’était de l’or, c’était
des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le plus grand ornement du
trône du Mogol. - Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les fils
du roi du pays qui jouent au petit palet. Le magister du village parut dans ce
moment pour les faire rentrer à l’école. - Voilà, dit Candide, le précepteur de la famille
royale. Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en
laissant à terre leurs palets et tout ce qui avait servi à leurs
divertissements. Candide les ramasse, court au précepteur, et les lui présente
humblement, lui faisant entendre par signes que Leurs Altesses Royales avaient
oublié leur or et leurs pierreries. Le magister du village, en souriant, les
jeta par terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de
surprise, et continua son chemin. Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l’or, les
rubis et les émeraudes. - Où sommes-nous ? s’écria Candide ; il faut
que les enfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu’on leur apprend
à mépriser l’or et les pierreries. Cacambo était aussi surpris que Candide. Ils
approchèrent enfin de la première maison du village ; elle était bâtie
comme un palais d’Europe. Une foule de monde s’empressait à la porte, et encore
plus dans le logis. Une musique très agréable se faisait entendre, et une odeur
délicieuse de cuisine se faisait sentir. Cacambo s’approcha de la porte, et
entendit qu’on parlait péruvien ; c’était sa langue maternelle : car
tout le monde sait que Cacambo était né au Tucuman, dans un village où l’on ne
connaissait que cette langue. - Je vous servirai d’interprète, dit-il à Candide ;
entrons, c’est ici un cabaret. Aussitôt deux garçons et deux filles de l’hôtellerie,
vêtus de drap d’or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à se
mettre à la table de l’hôte. On servit quatre potages garnis chacun de deux
perroquets, un contour bouilli qui pesait deux cents livres, deux singes rôtis
d’un goût excellent, trois cents colibris dans un plat, et six cents
oiseaux-mouches dans un autre ; des ragoûts exquis, des pâtisseries
délicieuses ; le tout dans des plats d’une espèce de cristal de roche. Les
garçons et les filles de l’hôtellerie versaient plusieurs liqueurs faites de
canne de sucre. Les convives étaient pour la plupart des marchands et
des voituriers, tous d’une politesse extrême, qui firent quelques questions à
Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, et qui répondirent aux siennes
d’une manière à le satisfaire. Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que
Candide, bien payer son écot en jetant sur la table de l’hôte deux de ces
larges pièces d’or qu’il avait ramassées ; l’hôte et l’hôtesse éclatèrent
de rire, et se tinrent longtemps les côtés. Enfin ils se remirent : - Messieurs, dit l’hôte, nous voyons bien que vous
êtes des étrangers ; nous ne sommes pas accoutumés à en voir.
Pardonnez-nous si nous nous sommes mis à rire quand vous nous avez offert en
payement les cailloux de nos grands chemins. Vous n’avez pas sans doute de la
monnaie du pays, mais il n’est pas nécessaire d’en avoir pour dîner ici. Toutes
les hôtelleries établies pour la commodité du commerce sont payées par le
gouvernement. Vous avez fait mauvaise chère ici, parce que c’est un pauvre
village ; mais partout ailleurs vous serez reçus comme vous méritez de l’être.
Cacambo expliquait à Candide tous les discours de l’hôte, et Candide les
écoutait avec la même admiration et le même égarement que son ami Cacambo les
rendait. - Quel est donc ce pays, disaient-ils l’un et l’autre, inconnu à tout le reste de la terre, et où toute la nature est d’une espèce si différente de la nôtre ? C’est probablement le pays où tout va bien ; car il faut absolument qu’il y en ait de cette espèce. Et, quoi qu’en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que tout allait assez mal en Westphalie. |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Qu ?
2 Qu?
3 Qu'?
4 Rr.
5 Rr.
réponses
fin