Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre seizième : CE QUI ADVINT AUX DEUX VOYAGEURS AVEC DEUX FILLES,
DEUX SINGES ET LES SAUVAGES NOMMÉS OREILLONS
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- Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du
jambon, quand j’ai tué le fils de monsieur le baron, et que je me vois condamné
à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie ? à quoi me servira de prolonger
mes misérables jours, puisque je dois les traîner loin d’elle dans les remords
et dans le désespoir ? et que dira le journal de Trévoux ? En parlant ainsi, il ne laissait pas de manger. Le
soleil se couchait. Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui
paraissaient poussés par des femmes. Ils ne savaient si ces cris étaient de
douleur ou de joie ; mais ils se levèrent précipitamment avec cette
inquiétude et cette alarme que tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs
partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la
prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses.
Candide fut touché de pitié ; il avait appris à tirer chez les Bulgares,
et il aurait abattu une noisette dans un buisson sans toucher aux feuilles. Il
prend son fusil espagnol à deux coups, tire, et tue les deux singes. - Dieu soit loué, mon cher Cacambo ! j’ai délivré
d’un grand péril ces deux pauvres créatures ; si j’ai commis un péché en
tuant un inquisiteur et un jésuite, je l’ai bien réparé en sauvant la vie à
deux filles. Ce sont peut-être deux demoiselles de condition, et cette aventure
nous peut procurer de très grands avantages dans le pays. Il allait continuer, mais sa langue devint percluse
quand il vit ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en
larmes sur leurs corps et remplir l’air des cris les plus douloureux. - Je ne m’attendais pas à tant de bonté d’âme, dit-il
enfin à Cacambo ; lequel lui répliqua : - Vous avez fait là un beau chef-d’oeuvre, mon maître ;
vous avez tué les deux amants de ces demoiselles. - Leurs amants ! serait-il possible ? vous
vous moquez de moi, Cacambo ; le moyen de vous croire ? - Mon cher maître, reprit Cacambo, vous êtes toujours
étonné de tout ; pourquoi trouvez-vous si étrange que dans quelques pays
il y ait des singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames ? Ils sont
des quarts d’hommes, comme je suis un quart d’Espagnol. - Hélas ! reprit Candide, je me souviens d’avoir
entendu dire à maître Pangloss qu’autrefois pareils accidents étaient arrivés,
et que ces mélanges avaient produit des égipans, des faunes, des satyres ;
que plusieurs grands personnages de l’antiquité en avaient vu ; mais je
prenais cela pour des fables. - Vous devez être convaincu à présent, dit Cacambo,
que c’est une vérité, et vous voyez comment en usent les personnes qui n’ont
pas reçu une certaine éducation ; tout ce que je crains, c’est que ces
dames ne nous fassent quelque méchante affaire. Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la
prairie et à s’enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo ; et tous
deux, après avoir maudit l’inquisiteur de Portugal, le gouverneur de
Buenos-Ayres et le baron, s’endormirent sur de la mousse. À leur réveil, ils
sentirent qu’ils ne pouvaient remuer ; la raison en était que pendant la
nuit les Oreillons, habitants du pays, à qui les deux dames les avaient
dénoncés, les avaient garrottés avec des cordes d’écorce d’arbre. Ils étaient
entourés d’une cinquantaine d’Oreillons tout nus, armés de flèches, de massues
et de haches de caillou : les uns faisaient bouillir une grande chaudière ;
les autres préparaient des broches, et tous criaient : - C’est un jésuite, c’est un jésuite ! nous
serons vengés, et nous ferons bonne chère ; mangeons du jésuite, mangeons
du jésuite ! - Je vous l’avais bien dit, mon cher maître, s’écria
tristement Cacambo, que ces deux filles nous joueraient d’un mauvais tour. Candide,
apercevant la chaudière et les broches, s’écria : - Nous allons certainement être rôtis ou bouillis. Ah !
que dirait maître Pangloss, s’il voyait comme la pure nature est faite ?
Tout est bien ; soit, mais j’avoue qu’il est bien cruel d’avoir perdu Mlle
Cunégonde et d’être mis à la broche par des Oreillons. Cacambo ne perdait jamais
la tête. - Ne désespérez de rien, dit-il au désolé Candide ;
j’entends un peu le jargon de ces peuples, je vais leur parler. - Ne manquez pas, dit Candide, de leur représenter
quelle est l’inhumanité affreuse de faire cuire des hommes, et combien cela est
peu chrétien. - Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger
aujourd’hui un jésuite : c’est très bien fait ; rien n’est plus juste
que de traiter ainsi ses ennemis. En effet le droit naturel nous enseigne à
tuer notre prochain, et c’est ainsi qu’on en agit dans toute la terre. Si nous
n’usons pas du droit de le manger, c’est que nous avons d’ailleurs de quoi
faire bonne chère ; mais vous n’avez pas les mêmes ressources que nous ;
certainement il vaut mieux manger ses ennemis que d’abandonner aux corbeaux et
aux corneilles le fruit de sa victoire. Mais, messieurs, vous ne voudriez pas
manger vos amis. Vous croyez aller mettre un jésuite en broche, et c’est votre
défenseur, c’est l’ennemi de vos ennemis que vous allez rôtir. Pour moi, je
suis né dans votre pays ; monsieur que vous voyez est mon maître, et, bien
loin d’être jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en porte les dépouilles :
voilà le sujet de votre méprise. Pour vérifier ce que je vous dis, prenez sa
robe, portez-la à la première barrière du royaume de Los Padres ;
informez-vous si mon maître n’a pas tué un officier jésuite. Il vous faudra peu
de temps ; vous pourrez toujours nous manger si vous trouvez que je vous
ai menti. Mais, si je vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les principes
du droit public, les moeurs et les lois, pour ne nous pas faire grâce. Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable ;
ils députèrent deux notables pour aller en diligence s’informer de la vérité ;
les deux députés s’acquittèrent de leur commission en gens d’esprit, et
revinrent bientôt apporter de bonnes nouvelles. Les Oreillons délièrent leurs
deux prisonniers, leur firent toutes sortes de civilités, leur offrirent des
filles, leur donnèrent des rafraîchissements, et les reconduisirent jusqu’aux
confins de leurs États, en criant avec allégresse : - Il n’est point jésuite, il n’est point jésuite !
Candide ne se lassait point d’admirer le sujet de sa
délivrance. - Quel peuple ! disait-il, quels hommes !
quelles moeurs ! Si je n’avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d’épée
au travers du corps du frère de Mlle Cunégonde, j’étais mangé sans rémission.
Mais, après tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me
manger, m’ont fait mille honnêtetés dès qu’ils ont su que je n’étais pas
jésuite. |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Quelle erreur Candide commet-il (l.27-23) ?
2 Pourquoi commet-il cette erreur ?
3 Quelle explication Cacambo donne-t-il à Candide ?
4 Savez-vous à quels personnages de la mythologie antique grecque et latine Candide fait allusion (l.45) ?
5 Comment Cacambo parvient-il encore une fois à sauver Candide ?
réponses
fin