Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre quatorzième : COMMENT CANDIDE ET CACAMBO FURENT REÇUS CHEZ LES
JÉSUITES DU PARAGUAY
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- Allons, mon maître, suivons le conseil de la vieille ;
partons, et courons sans regarder derrière nous. Candide versa des larmes. - O ma chère Cunégonde ! faut-il vous abandonner
dans le temps que monsieur le gouverneur va faire nos noces ! Cunégonde
amenée de si loin, que deviendrez-vous ? - Elle deviendra ce qu’elle pourra, dit Cacambo ;
les femmes ne sont jamais embarrassées d’elles ; Dieu y pourvoit ;
courons. - Où me mènes-tu ? où allons-nous ? que
ferons-nous sans Cunégonde ? disait Candide. - Par saint Jacques de Compostelle, dit Cacambo, vous
alliez faire la guerre aux jésuites ; allons la faire pour eux : je
sais assez les chemins, je vous mènerai dans leur royaume, ils seront charmés d’avoir
un capitaine qui fasse l’exercice à la bulgare ; vous ferez une fortune
prodigieuse ; quand on n’a pas son compte dans un monde, on le trouve dans
un autre. C’est un très grand plaisir de voir et de faire des choses nouvelles.
- Tu as donc été déjà dans le Paraguay ? dit
Candide. - Eh vraiment oui ! dit Cacambo ; j’ai été
cuistre dans le collège de l’Assomption, et je connais le gouvernement de Los
Padres comme je connais les rues de Cadix. C’est une chose admirable que ce
gouvernement. Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de diamètre ;
il est divisé en trente provinces. Los Padres y ont tout, et les peuples rien ;
c’est le chef-d’oeuvre de la raison et de la justice. Pour moi, je ne vois rien
de si divin que Los Padres, qui font ici la guerre au roi d’Espagne et au roi
de Portugal, et qui en Europe confessent ces rois ; qui tuent ici des
Espagnols, et qui à Madrid les envoient au ciel : cela me ravit ;
avançons ; vous allez être le plus heureux de tous les hommes. Quel
plaisir auront Los Padres quand ils sauront qu’il leur vient un capitaine qui
sait l’exercice bulgare ! Dès qu’ils furent arrivés à la première barrière,
Cacambo dit à la garde avancée qu’un capitaine demandait à parler à monseigneur
le commandant. On alla avertir la grande garde. Un officier paraguain courut
aux pieds du commandant lui donner part de la nouvelle. Candide et Cacambo
furent d’abord désarmés ; on se saisit de leurs deux chevaux andalous. Les
deux étrangers sont introduits au milieu de deux files de soldats ; le
commandant était au bout, le bonnet à trois cornes en tête, la robe retroussée,
l’épée au côté, l’esponton à la main. Il fit un signe ; aussitôt
vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux venus. Un sergent leur dit qu’il
faut attendre, que le commandant ne peut leur parler, que le révérend père
provincial ne permet pas qu’aucun Espagnol ouvre la bouche qu’en sa présence,
et demeure plus de trois heures dans le pays. - Et où est le révérend père provincial ? dit
Cacambo. - Il est à la parade après avoir dit sa messe,
répondit le sergent ; et vous ne pourrez baiser ses éperons que dans trois
heures. - Mais, dit Cacambo, monsieur le capitaine, qui meurt
de faim comme moi, n’est point espagnol, il est allemand ; ne pourrions-nous
point déjeuner en attendant Sa Révérence ? Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce
discours au commandant. - Dieu soit béni ! dit ce seigneur ; puisqu’il
est allemand, je peux lui parler ; qu’on le mène dans ma feuillée. Aussitôt
on conduit Candide dans un cabinet de verdure orné d’une très jolie colonnade
de marbre vert et or, et de treillages qui renfermaient des perroquets, des
colibris, des oiseaux- mouches, des pintades, et tous les oiseaux les plus
rares. Un excellent déjeuner était préparé dans des vases d’or ; et tandis
que les Paraguains mangèrent du maïs dans des écuelles de bois, en plein champ,
à l’ardeur du soleil, le révérend père commandant entra dans la feuillée. C’était un très beau jeune homme, le visage plein,
assez blanc, haut en couleur, le sourcil relevé, l’oeil vif, l’oreille rouge,
les lèvres vermeilles, l’air fier, mais d’une fierté qui n’était ni celle d’un
Espagnol ni celle d’un jésuite. On rendit à Candide et à Cacambo leurs armes,
qu’on leur avait saisies, ainsi que les deux chevaux andalous ; Cacambo
leur fit manger l’avoine auprès de la feuillée, ayant toujours l’oeil sur eux,
crainte de surprise. Candide baisa d’abord le bas de la robe du commandant,
ensuite ils se mirent à table. - Vous êtes donc allemand ? lui dit le jésuite en
cette langue. - Oui, mon Révérend Père, dit Candide. L’un et l’autre,
en prononçant ces paroles, se regardaient avec une extrême surprise et une
émotion dont ils n’étaient pas les maîtres. - Et de quel pays d’Allemagne êtes-vous ? dit le
jésuite. - De la sale province de Westphalie, dit Candide :
je suis né dans le château de Thunder-ten-tronckh. - Ô ciel ! est il possible ? s’écria le
commandant. - Quel miracle ! s’écria Candide. - Serait-ce vous ? dit le commandant. - Cela n’est pas possible, dit Candide. Ils se
laissent tomber tous deux à la renverse, ils s’embrassent, ils versent des
ruisseaux de larmes. - Quoi ! serait-ce vous, mon Révérend Père ?
vous, le frère de la belle Cunégonde ! vous, qui fûtes tué par les
Bulgares ! vous, le fils de monsieur le baron ! vous, jésuite au
Paraguay ! Il faut avouer que ce monde est une étrange chose. Ô Pangloss !
Pangloss ! que vous seriez aise si vous n’aviez pas été pendu ! Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les
Paraguains qui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche. Il
remercia Dieu et saint Ignace mille fois ; il serrait Candide entre ses
bras ; leurs visages étaient baignés de pleurs. - Vous seriez bien plus étonné, plus attendri, plus
hors de vous-même, dit Candide, si je vous disais que Mlle Cunégonde, votre
soeur, que vous avez crue éventrée, est pleine de santé. - Où ? - Dans votre voisinage, chez M. le gouverneur de
Buenos-Ayres ; et je venais pour vous faire la guerre. Chaque mot qu’ils
prononcèrent dans cette longue conversation accumulait prodige sur prodige.
Leur âme tout entière volait sur leur langue, était attentive dans leurs
oreilles et étincelante dans leurs yeux. Comme ils étaient allemands, ils
tinrent table longtemps, en attendant le révérend père provincial ; et le
commandant parla ainsi à son cher Candide. |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Comment les pères jésuites traitent-ils les Indiens ?
2 Comment traitent-ils les Espagnols ?
réponses
fin