Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre treizième : COMMENT CANDIDE FUT OBLIGÉ DE SE SÉPARER DE
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La belle Cunégonde, ayant entendu l’histoire de la
vieille, lui fit toutes les politesses qu’on devait à une personne de son rang
et de son mérite. Elle accepta la proposition ; elle engagea tous les
passagers l’un après l’autre à lui conter leurs aventures. Candide et elle
avouèrent que la vieille avait raison. - C’est bien dommage, disait Candide, que le sage
Pangloss ait été pendu contre la coutume dans un auto-da-fé ; il nous
dirait des choses admirables sur le mal physique et sur le mal moral qui
couvrent la terre et la mer et je me sentirais assez de force pour oser lui
faire respectueusement quelques objections. À mesure que chacun racontait son histoire, le
vaisseau avançait. On aborda dans Buenos-Ayres. Cunégonde, le capitaine
Candide et la vieille allèrent chez le gouverneur Don Fernando d’Ibaraa, y
Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ce seigneur avait une fierté
convenable à un homme qui portait tant de noms. Il parlait aux hommes avec le
dédain le plus noble, portant le nez si haut, élevant si impitoyablement la
voix, prenant un ton si imposant, affectant une démarche si altière, que tous
ceux qui le saluaient étaient tentés de le battre. Il aimait les femmes à la
fureur. Cunégonde lui parut ce qu’il avait jamais vu de plus beau. La première
chose qu’il fit fut de demander si elle n’était point la femme du capitaine. L’air
dont il fit cette question alarma Candide : il n’osa pas dire qu’elle
était sa femme, parce qu’en effet elle ne l’était point ; il n’osait pas
dire que c’était sa soeur, parce qu’elle ne l’était pas non plus ; et
quoique ce mensonge officieux eût été autrefois très à la mode chez les
anciens, et qu’il pût être utile aux modernes, son âme était trop pure pour
trahir la vérité. - Mlle Cunégonde, dit-il, doit me faire l’honneur de m’épouser,
et nous supplions Votre Excellence de daigner faire notre noce. Don Fernando d’Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y
Lampourdos, y Souza, relevant sa moustache, sourit amèrement, et ordonna au capitaine
Candide d’aller faire la revue de sa compagnie. Candide obéit ; le
gouverneur demeura avec Mlle Cunégonde. Il lui déclara sa passion, lui protesta
que le lendemain il l’épouserait à la face de l’Église, ou autrement, ainsi qu’il
plairait à ses charmes. Cunégonde lui demanda un quart d’heure pour se
recueillir, pour consulter la vieille et pour se déterminer. La vieille dit à Cunégonde : - Mademoiselle, vous avez soixante et douze quartiers,
et pas une obole ; il ne tient qu’à vous d’être la femme du plus grand
seigneur de l’Amérique méridionale, qui a une très belle moustache ;
est-ce à vous de vous piquer d’une fidélité à toute épreuve ? Vous avez
été violée par les Bulgares ; un Juif et un inquisiteur ont eu vos bonnes
grâces : les malheurs donnent des droits. J’avoue que, si j’étais à votre
place, je ne ferais aucun scrupule d’épouser monsieur le gouverneur et de faire
la fortune de M. le capitaine Candide. Tandis que la vieille parlait avec toute
la prudence que l’âge et l’expérience donnent, on vit entrer dans le port un
petit vaisseau ; il portait un alcade et des alguazils, et voici ce qui
était arrivé. La vieille avait très bien deviné que ce fut un
cordelier à la grande manche qui vola l’argent et les bijoux de Cunégonde dans
la ville de Badajoz, lorsqu’elle fuyait en hâte avec Candide. Ce moine voulut
vendre quelques-unes des pierreries à un joaillier. Le marchand les reconnut
pour celles du grand inquisiteur. Le cordelier, avant d’être pendu, avoua qu’il
les avait volées ; il indiqua les personnes et la route qu’elles
prenaient. La fuite de Cunégonde et de Candide était déjà connue. On les suivit
à Cadix ; on envoya sans perdre temps un vaisseau à leur poursuite. Le
vaisseau était déjà dans le port de Buenos-Ayres. Le bruit se répandit qu’un
alcade allait débarquer, et qu’on poursuivait les meurtriers de monseigneur le
grand inquisiteur. La prudente vieille vit dans l’instant tout ce qui était à
faire. - Vous ne pouvez fuir, dit-elle à Cunégonde, et vous n’avez
rien à craindre ; ce n’est pas vous qui avez tué monseigneur ; et d’ailleurs
le gouverneur, qui vous aime, ne souffrira pas qu’on vous maltraite ;
demeurez. Elle court sur-le-champ à Candide : - Fuyez, dit-elle, ou dans une heure vous allez être
brûlé Il n’y avait pas un moment à perdre ; mais comment se séparer de
Cunégonde, et où se réfugier ? |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Pourquoi la question du gouverneur alarme-t-elle Candide (l.20) ?
2 Quel comportement la vieille propose-t-elle à Cunégonde ?
3 Comment justifie-t-elle cela ?
4 Quel nouveau danger Candide court-il ?
réponses
fin