Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre trentième : CONCLUSION
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Il était tout naturel d’imaginer qu’après tant de
désastres, Candide, marié avec sa maîtresse et vivant avec le philosophe
Pangloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo et la vieille, ayant d’ailleurs
rapporté tant de diamants de la patrie des anciens Incas, mènerait la vie du
monde la plus agréable ; mais il fut tant friponné par les Juifs qu’il ne
lui resta plus rien que sa petite métairie ; sa femme, devenant tous les
jours plus laide, devint acariâtre et insupportable ; la vieille était
infirme et fut encore de plus mauvaise humeur que Cunégonde. Cacambo, qui travaillait
au jardin, et qui allait vendre des légumes à Constantinople, était excédé de
travail et maudissait sa destinée. Pangloss était au désespoir de ne pas
briller dans quelque université d’Allemagne. Pour Martin, il était fermement
persuadé qu’on est également mal partout ; il prenait les choses en
patience. Candide, Martin et Pangloss disputaient quelquefois de métaphysique
et de morale. On voyait souvent passer sous les fenêtres de la métairie des
bateaux chargés d’effendis, de bachas, de cadis, qu’on envoyait en exil à
Lemnos, à Mitylène, à Erzeroum. On voyait venir d’autres cadis, d’autres
bachas, d’autres effendis, qui prenaient la place des expulsés et qui étaient
expulsés à leur tour. On voyait des têtes proprement empaillées qu’on allait
présenter à la Sublime Porte. Ces spectacles faisaient redoubler les
dissertations ; et quand on ne disputait pas, l’ennui était si excessif
que la vieille osa un jour leur dire : - Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d’être
violée cent fois par des pirates nègres, d’avoir une fesse coupée, de passer
par les baguettes chez les Bulgares, d’être fouetté et pendu dans un
auto-da-fé, d’être disséqué, de ramer en galère, d’éprouver enfin toutes les
misères par lesquelles nous avons tous passé, ou bien de rester ici à ne rien
faire ? - C’est une grande question, dit Candide. Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et
Martin surtout conclut que l’homme était né pour vivre dans les convulsions de
l’inquiétude, ou dans la léthargie de l’ennui. Candide n’en convenait pas, mais
il n’assurait rien. Pangloss avouait qu’il avait toujours horriblement souffert ;
mais ayant soutenu une fois que tout allait à merveille, il le soutenait
toujours, et n’en croyait rien. Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables
principes, de faire hésiter plus que jamais Candide, et d’embarrasser Pangloss.
C’est qu’ils virent un jour aborder dans leur métairie Paquette et le frère
Giroflée, qui étaient dans la plus extrême misère ; ils avaient bien vite
mangé leurs trois mille piastres, s’étaient quittés, s’étaient raccommodés, s’étaient
brouillés, avaient été mis en prison, s’étaient enfuis, et enfin frère Giroflée
s’était fait turc. Paquette continuait son métier partout, et n’y gagnait plus
rien. - Je l’avais bien prévu, dit Martin à Candide, que vos
présents seraient bientôt dissipés et ne les rendraient que plus misérables.
Vous avez regorgé de millions de piastres, vous et Cacambo, et vous n’êtes pas
plus heureux que frère Giroflée et Paquette. - Ah, ah ! dit Pangloss à Paquette, le ciel vous
ramène donc ici parmi nous, ma pauvre enfant ! Savez-vous bien que vous m’avez
coûté le bout du nez, un oeil et une oreille ? Comme vous voilà faite !
Et qu’est-ce que ce monde ! Cette nouvelle aventure les engagea à
philosopher plus que jamais. Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux,
qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allèrent le
consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : - Maître, nous venons vous prier de nous dire pourquoi
un aussi étrange animal que l’homme a été formé. - De quoi te mêles-tu ? dit le derviche, est-ce
là ton affaire ? - Mais, mon Révérend Père, dit Candide, il y a
horriblement de mal sur la terre. - Qu’importe, dit le derviche, qu’il y ait du mal ou
du bien ? Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en Égypte, s’embarrasse-t-elle
si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non ? - Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. - Te taire, dit le derviche. - Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu
avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l’origine
du mal, de la nature de l’âme et de l’harmonie préétablie. Le derviche, à ces
mots, leur ferma la porte au nez. Pendant cette conversation, la nouvelle s’était répandue
qu’on venait d’étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le muphti, et
qu’on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout
un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et Martin, en
retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le
frais à sa porte sous un berceau d’orangers. Pangloss, qui était aussi curieux
que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu’on venait d’étrangler.
- Je n’en sais rien, répondit le bonhomme, et je n’ai
jamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir. J’ignore absolument l’aventure
dont vous me parlez ; je présume qu’en général ceux qui se mêlent des
affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent ;
mais je ne m’informe jamais de ce qu’on fait à Constantinople ; je me
contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. Ayant dit ces
mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison : ses deux filles et ses
deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils faisaient
eux-mêmes, du kaïmac piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des
citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka qui n’était
point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles
de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin.
- Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et
magnifique terre ? - Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc ;
je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands
maux : l’ennui, le vice, et le besoin. Candide, en retournant dans sa métairie, fit de
profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin :
- Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort bien
préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l’honneur de souper. - Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses,
selon le rapport de tous les philosophes : car enfin Églon, roi des
Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et
percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ;
le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ;
les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment
périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal,
Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard
II d’Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier,
les trois Henri de France, l’empereur Henri IV ? Vous savez... - Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver
notre jardin. - Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l’homme
fut mis dans le jardin d’Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’il
travaillât, ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos. - Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est
le seul moyen de rendre la vie supportable. Toute la petite société entra dans ce louable dessein ;
chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup.
Cunégonde était à la vérité bien laide ; mais elle devint une excellente
pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y
eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon
menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à
Candide : - Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur
des mondes possibles ; car enfin, si vous n’aviez pas été chassé d’un beau
château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde,
si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique
à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez
pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici
des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut
cultiver notre jardin. |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Qu ?
2 Qu?
3 Qu'?
4 Rr.
5 Rr.
réponses
fin