Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre onzième : HISTOIRE DE
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« Je n’ai pas eu toujours les yeux éraillés et
bordés d’écarlate ; mon nez n’a pas toujours touché à mon menton, et je n’ai
pas toujours été servante. Je suis la fille du pape Urbain X, et de la
princesse de Palestrine. On m’éleva jusqu’à quatorze ans dans un palais auquel
tous les châteaux de vos barons allemands n’auraient pas servi d’écurie ;
et une de mes robes valait mieux que toutes les magnificences de Je fus fiancée à un prince souverain de Massa-Carrara.
Quel prince ! aussi beau que moi, pétri de douceur et d’agréments,
brillant d’esprit et brûlant d’amour. Je l’aimais comme on aime pour la
première fois, avec idolâtrie, avec emportement. Les noces furent préparées. C’était
une pompe, une magnificence inouïe ; c’étaient des fêtes, des carrousels,
des opera-buffa continuels ; et toute l’Italie fit pour moi des sonnets
dont il n’y eut pas un seul de passable. Je touchais au moment de mon bonheur,
quand une vieille marquise qui avait été maîtresse de mon prince l’invita à
prendre du chocolat chez elle. Il mourut en moins de deux heures avec des
convulsions épouvantables. Mais ce n’est qu’une bagatelle. Ma mère, au
désespoir, et bien moins affligée que moi, voulut s’arracher pour quelque temps
à un séjour si funeste. Elle avait une très belle terre auprès de Gaète. Nous
nous embarquâmes sur une galère du pays, dorée comme l’autel de Saint-Pierre de
Rome. Voilà qu’un corsaire de Salé fond sur nous et nous aborde. Nos soldats se
défendirent comme des soldats du pape : ils se mirent tous à genoux en
jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une absolution in articulo mortis.
Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et ma
mère aussi, nos filles d’honneur aussi, et moi aussi. C’est une chose admirable
que la diligence avec laquelle ces messieurs déshabillent le monde. Mais ce qui
me surprit davantage, c’est qu’ils nous mirent à tous le doigt dans un endroit
où nous autres femmes nous ne nous laissons mettre d’ordinaire que des canules.
Cette cérémonie me paraissait bien étrange : voilà comme on juge de tout
quand on n’est pas sorti de son pays. J’appris bientôt que c’était pour voir si
nous n’avions pas caché là quelques diamants : c’est un usage établi de
temps immémorial parmi les nations policées qui courent sur mer. J’ai su que
MM. les religieux chevaliers de Malte n’y manquent jamais quand ils prennent
des Turcs et des Turques ; c’est une loi du droit des gens à laquelle on n’a
jamais dérogé. - Je ne vous dirai point combien il est dur pour une
jeune princesse d’être menée esclave à Maroc avec sa mère. Vous concevez assez
tout ce que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mère était
encore très belle ; nos filles d’honneur, nos simples femmes de chambre,
avaient plus de charmes qu’on n’en peut trouver dans toute l’Afrique. Pour moi,
j’étais ravissante, j’étais la beauté, la grâce même, et j’étais pucelle ;
je ne le fus pas longtemps : cette fleur qui avait été réservée pour le
beau prince de Massa-Carrara me fut ravie par le capitaine corsaire ; c’était
un nègre abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d’honneur. Certes, il
fallait que Mme la princesse de Palestrine et moi fussions bien fortes pour
résister à tout ce que nous éprouvâmes jusqu’à notre arrivée à Maroc. Mais
passons ; ce sont des choses si communes qu’elles ne valent pas la peine
qu’on en parle. Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes.
Cinquante fils de l’empereur Muley-Ismaël avaient chacun leur parti : ce
qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de
noirs contre basanés, de basanés contre basanés, de mulâtres contre mulâtres. C’était
un carnage continuel dans toute l’étendue de l’empire. À peine fûmes-nous débarqués que des noirs d’une
faction ennemie de celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever son
butin. Nous étions, après les diamants et l’or, ce qu’il avait de plus
précieux. Je fus témoin d’un combat tel que vous n’en voyez jamais dans vos
climats d’Europe. Les peuples septentrionaux n’ont pas le sang assez ardent.
Ils n’ont pas la rage des femmes au point où elle est commune en Afrique. Il
semble que vos Européens aient du lait dans les veines ; c’est du vitriol,
c’est du feu qui coule dans celles des habitants du mont Atlas et des pays
voisins. On combattit avec la fureur des lions, des tigres et des serpents de
la contrée, pour savoir à qui nous aurait. Un Maure saisit ma mère par le bras
droit, le lieutenant de mon capitaine la retint par le bras gauche ; un
soldat maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait par l’autre.
Nos filles se trouvèrent presque toutes en un moment tirées ainsi à quatre soldats.
Mon capitaine me tenait cachée derrière lui. Il avait le cimeterre au poing, et
tuait tout ce qui s’opposait à sa rage. Enfin, je vis toutes nos Italiennes et
ma mère déchirées, coupées, massacrées par les monstres qui se les disputaient.
Les captifs mes compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, matelots,
noirs, basanés, blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué ;
et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des scènes pareilles se passaient,
comme on sait, dans l’étendue de plus de trois cents lieues, sans qu’on manquât
aux cinq prières par jour ordonnées par Mahomet. Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule
de tant de cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand oranger
au bord d’un ruisseau voisin ; j’y tombai d’effroi, de lassitude, d’horreur,
de désespoir et de faim. Bientôt après, mes sens accablés se livrèrent à un
sommeil qui tenait plus de l’évanouissement que du repos. J’étais dans cet état
de faiblesse et d’insensibilité, entre la mort et la vie, quand je me sentis
pressée de quelque chose qui s’agitait sur mon corps. J’ouvris les yeux, je vis
un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui disait entre ses dents :
« O che sciagura d’essere senza c ... ! » |
QUESTIONS de lecture : haut
1 Qui est la vieille en réalité ?
2 Pourquoi son mariage n'a-t-il pas pu avoir lieu ?
3 Que lui arrive-t-il alors ?
4 Que se passe-t-il là où elle arrive ?
5 Dans quel état se trouve-t-elle à la fin du chapitre ?
réponses
fin