Voltaire (1694-1778), Candide ou l'optimisme, 1759.
chapitre premier : COMMENT CANDIDE FUT ÉLEVÉ DANS UN BEAU CHÂTEAU, ET COMMENT IL FUT CHASSÉ D'ICELUI
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Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le
baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné les
moeurs les plus douces. Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le
jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple ; c'est, je crois, pour
cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison
soupçonnaient qu'il était fils de la soeur de monsieur le baron et d'un bon
et honnête gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais
épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que
le reste de son arbre généalogique avait été perdu par l'injure du temps. Monsieur le baron était un des plus puissants
seigneurs de Madame la baronne, qui pesait environ trois cent
cinquante livres, s'attirait par là une très grande considération, et faisait
les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait encore plus
respectable. Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept ans, était haute en
couleur, fraîche, grasse, appétissante. Le fils du baron paraissait en tout
digne de son père. Le précepteur Pangloss était l'oracle de la maison, et le
petit Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et de
son caractère. Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles. « Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car,
tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin.
Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi
avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être
chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être
taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau
château ; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé ; et, les
cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l'année : par
conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise ; il
fallait dire que tout est au mieux. » Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait Mlle
Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne prît jamais la hardiesse de le lui
dire. Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-tronckh,
le second degré de bonheur était d'être Mlle Cunégonde ; le troisième, de la
voir tous les jours ; et le quatrième, d'entendre maître Pangloss, le plus grand
philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre. Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois
qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait
une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre de sa mère, petite
brune très jolie et très docile. Comme Mlle Cunégonde avait beaucoup de
dispositions pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences
réitérées dont elle fut témoin ; elle vit clairement la raison suffisante du
docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout agitée, toute pensive,
toute remplie du désir d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la
raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne. Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit ; Candide rougit
aussi ; elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans
savoir ce qu'il disait. Le lendemain après le dîner, comme on sortait de table,
Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent ; Cunégonde laissa
tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le
jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacité,
une sensibilité, une grâce toute particulière ; leurs bouches se rencontrèrent,
leurs yeux s'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent. M.
le baron de Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette cause
et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans le derrière
; Cunégonde s'évanouit ; elle fut souffletée par madame la baronne dès qu'elle
fut revenue à elle-même ; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus
agréable des châteaux possibles. |
QUESTION de lecture : haut
1 Pour le début du texte, voir le texte 1 (description) du site 1 : les genres de textes.
2 Observez le paragraphe des lignes 45 à 51 : de quoi le narrateur parle-t-il apparemment ? De quoi parle-t-il en réalité ?
3 Relevez dans ce paragraphe les deux champs lexicaux correspondant à ces deux thèmes.
4 Pourquoi Candide est-il chassé du château ?
réponses
fin