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Comment Ysengrin ne fut pas aussi bon partageur que Renart        questions

 

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Noble, Ysengrin et Renart, chassant ensemble, ont capturé un taureau, une vache et un veau en se débarrassant de leur gardien... Mais il s'agit maintenant de partager les proies.

Noble se tourna d'abord vers Ysengrin :

- C'est vous, damp connétable, qui déciderez ce qui doit revenir à chacun : vous trouverez aisément moyen de nous contenter tous les trois.

- J'obéis, monseigneur, puisque tel est votre plaisir ; d'ailleurs j'avoue que je mangerai volontiers. De quoi s'agit-il ? d'un taureau, d'une vache et d'un veau... Il parut hésiter un instant, comme cherchant moyen de tout arranger au mieux ; car il se rappelait ce que dit le vilain :

Qui le bien voit et le mal prent

Souvent à bon droit se repent.

En tout cas, il se serait fait étrangler plutôt que de rien proposer à l'avantage de Renart.

- Monseigneur, reprit-il enfin, mon avis est que vous reteniez pour vous le taureau et la belle génisse. Je me contenterai du veau, et quant au roux que vous avez admis dans votre compagnie, je sais qu'il aime peu ces sortes de viandes ; nous l'inviterons à chercher pâture ailleurs.

Oh ! que grande chose est Seigneurie ! Il faut au seigneur donner tout à garder, tout faire à sa guise et surtout ne jamais lui parler de partage. En tous pays la coutume est la même ; le connétable Ysengrin pouvait-il oublier une telle vérité ! Or ce qui devait arriver arriva : Noble ne l'avait pas écouté sans branler la tête et sans témoigner une indignation vive. À peine le partageur a-t-il fini, que lui se dresse, fait deux pas, lève sa terrible patte et l'étend sur la joue d'Ysengrin d'une telle force qu'il enlève la peau, le cuir du visage, et laisse le coupable couvert de sang.

- Ysengrin, dit-il, n'entend rien aux partages, j'aurais dû le deviner, c'est à vous, Renart, plus habile et plus sage, à satisfaire chacun de nous.

- Sire, répondit Renart, vous me faites un honneur que je n'osais espérer ; mais voici ma proposition : Prenez, seigneur, ce qu'il vous plaira et nous abandonnez le reste.

- Non, non ! dit Noble, je ne l'entends pas ainsi : je veux que tout soit réglé par jugement, suivant l'équité, et de façon que personne n'ait droit de se plaindre.

- Eh bien ! reprit Renart, puisque vous le voulez, mon avis est d'abord, comme Ysengrin l'avait proposé, que le taureau soit à vous ; c'est la part du roi, il ne peut tomber en mains plus glorieuses. La génisse est tendre, grasse et jeunette ; elle sera pour madame la reine. Le prince impérial votre fils a, si je ne me trompe, été nouvellement sevré, il doit avoir un an, ou peu s'en faut ; à lui doit revenir ce petit veau, tendre comme du lait. Pour nous autres, ce vilain et moi, nous irons chercher notre chevance ailleurs.

Ces paroles répandent une satisfaction visible sur le fier visage du roi.

- Voilà, dit-il, qui est bien parlé : aussi personne ne réclame. C'est bien, Renart, je suis content. Mais, dites-moi, qui vous apprit à si bien faire les partages ?

- Sire, répond Renart, le chaperon rouge d'Ysengrin est pour moi de grande autorité. Je suis même tenté de croire que la couronne que vous lui avez faite indique un cardinal, sinon l'apostole lui-même. Ô la belle couleur de pourpre ! Il faut s'incliner devant elle.

- Maître Renart, maître Renart, fait le roi en lui passant doucement le bras sur l'oreille, vous êtes un subtil personnage, et vous savez mieux que votre pain manger. Tant pis pour qui refuserait vos bons services, vous retenez bien ce qu'on dit, et vous savez profiter à merveilles des sottises d'autrui. Demeurez ici tous les deux et de bonne amitié ; mais je conseille à Ysengrin, s'il veut s'épargner de grands regrets, de mieux répartir une autre fois. Pour moi, j'ai de grandes affaires qui m'obligent à m'éloigner. Cherchez, parcourez ces bois, et si vous y trouvez votre dîner, je vous permets de le prendre. Adieu, Renart ! Bien partagé, vraiment, bien partagé !