Comment Renart entra dans la ferme de Constant Desnois ;
comment il emporta Chantecler et comment il ne le mangea pas
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Puis, un autre jour, il arriva à Renart de se
présenter devant un village au milieu des bois, fort abondamment peuplé de coqs,
gelines, jars, oisons et canards. Dans le plessis, messire Constant Desnois,
un vilain fort à l’aise, avait sa maison abondamment garnie des meilleures
provisions, de viandes fraîches et salées. D’un côté, des pommes et des
poires ; de l’autre le parc aux bestiaux, formé d’une enceinte de pieux
de chêne recouverts d’aubépins touffus. C’est là que Constant Desnois tenait
ses gelines à l’abri de toute surprise. Renart, entré dans le plessis, s’approche
doucement de la clôture. Mais les épines entrelacées ne lui permettent pas de
franchir la palissade. II entrevoit les gelines, il suit leurs mouvements,
mais il ne sait comment les joindre. S’il quitte l’endroit où il se tenait
accroupi, et si même il ose tenter de bondir au-dessus de la barrière, il
sera vu sans aucun doute, et pendant que les gelines se jetteront dans les
épines, on lui donnera la chasse, on le happera, il n’aura pas le temps d’ôter
une plume au moindre poussin. Il a beau se battre les flancs et, pour attirer
les gelines, baisser le cou, agiter le bout de sa queue, rien ne lui réussit. Enfin, dans la clôture, il avise un pieu rompu qui
lui promet une entrée facile : il s’élance et tombe dans une plate-bande
de choux que le vilain avait ménagée. Mais le bruit de sa chute avait donné l’éveil
à la volaille ; les gelines effrayées se sauvent vers les bâtiments. Ce
n’était pas le compte de Renart. D’un autre côté, Chantecler le coq revenait
d’une reconnaissance dans la haie ; il voit fuir ses vassales, et ne
comprenant rien à leur effroi, il les rejoint la plume abaissée, le col
tendu. Alors, d’un ton de reproche et de mécontentement : - Pourquoi cette presse à regagner la maison ?
Êtes-vous folles ? Pinte, la meilleure tête de la troupe, celle qui pond
les plus gros neufs, se charge de la réponse : - C’est que nous avons eu bien peur. - Et de quoi ? Est-ce au moins de quelque chose ?
- Oui. - Voyons. - C’est d’une bête des bois qui pouvait nous mettre
en mauvais point. - Allons ! dit le coq, ce n’est rien
apparemment ; restez, je réponds de tout. - Oh ! tenez, cria Pinte, je viens encore de l’apercevoir.
- Vous ? - Oui ; au moins ai-je vu remuer la haie et
trembler les feuilles de chou sous lesquelles il se tient caché. - Taisez-vous, sotte que vous êtes, dit fièrement
Chantecler, comment un goupil, un putois même pourrait-il entrer ici :
la haie n’est-elle pas trop serrée ? Dormez tranquilles ; après
tout, je suis là pour vous défendre. Chantecler dit, et s’en va gratter un fumier qui
semblait l’intéresser vivement. Cependant, les paroles de Pinte lui
revenaient, et sans savoir ce qui lui pendait à l’œi1, il affectait une
tranquillité qu’il n’avait pas. Il monte sur la pointe d’un toit ; là,
un oeil ouvert et l’autre clos, un pied crochu et l’autre droit, il observe
et regarde çà et là par intervalles, jusqu’à ce que, las de veiller et de
chanter, il se laisse involontairement aller au sommeil. Alors il est visité
par un songe étrange : il croit voir un objet qui de la cour s’avance
vers lui, et lui cause un frisson mortel. Cet objet présentait une pelisse rouge
engoulée ou bordée de petites pointes blanches ; il endossait la pelisse
fort étroite d’entrée, et, ce qu’il ne comprenait pas, il la revêtait par le collet,
si bien qu’en y entrant, il allait donner de la tête vers la naissance de la
queue. D’ailleurs, la pelisse avait la fourrure en dehors, ce qui était tout
à fait contre l’usage des pelisses . Chantecler épouvanté tressaille et se réveille - Saint-Esprit ! dit-il en se signant, défends
mon corps de mort et de prison ! Il saute en bas du toit et va rejoindre les poules
dispersées sous les buissons de la haie. Il demande Pinte, elle arrive. - Ma chère Pinte, je te l’avoue, je suis inquiet à
mon tour. - Vous voulez vous railler de nous apparemment,
répond la geline ; vous êtes comme le chien qui crie avant que la pierre
ne le touche. Voyons, que vous est-il arrivé ? - Je viens de faire un songe étrange, et vous allez
m’en dire votre avis. J’ai cru voir arriver à moi je ne sais quelle chose
portant une pelisse rousse, bien taillée, sans trace de ciseaux. J’étais contraint de m’en affubler ; la bordure
avait la blancheur et la dureté de l’ivoire ; la fourrure était en
dehors, on me la passait en sens contraire, et comme j’essayais de m’en
débarrasser, je tressaillis et me réveillai. Dites-moi, vous qui êtes sage,
ce qu’il faut penser de tout cela. - Eh bien ! tout cela, dit sérieusement Pinte,
n’est que songe, et tout songe, dit-on, est mensonge. Cependant je crois
deviner ce que le vôtre peut annoncer. L’objet porteur d’une rousse pelisse n’est
autre que le goupil, qui voudra vous en affubler. Dans la bordure semblable à
des grains d’ivoire, je reconnais les dents blanches dont vous sentirez la
solidité. L’encolure si étroite de la pelisse, c’est le gosier de la méchante
bête ; par elle passerez-vous et pourrez-vous de votre tête toucher la
queue dont la fourrure sera en dehors. Voilà le sens de votre songe ; et
tout cela pourra bien vous arriver avant midi. N’attendez donc pas,
croyez-moi ; lâchons tous le pied, car, je vous le répète, il est là, là
dans ce buisson, épiant le moment de vous happer. Mais Chantecler, entièrement réveillé, avait repris
sa première confiance. - Pinte, ma mie, dit-il, voilà de vos terreurs, et
votre faiblesse ordinaire. Comment pouvez-vous supposer que moi, je me laisse
prendre par une bête cachée dans votre parc ! Vous êtes folle en vérité,
et bien fou celui qui s’épouvante d’un rêve. - Il en sera donc, dit Pinte, ce que Dieu voudra :
mais que je n’aie plus la moindre part à vos bonnes grâces, si le songe que
vous m’avez raconté demande une autre explication. - Allons, allons, ma toute belle, dit Chantecler en
se rengorgeant, assez de caquet comme cela. Et de retourner au tas qu’il se
plaisait à grattiller. Peu de temps après, le sommeil lui avait de nouveau
fermé les yeux. Or Renart n’avait rien perdu de l’entretien de
Chantecler et de Pinte. Il avait vu avec satisfaction la confiance du coq, et
quand il le crut bien rendormi, il fit un mouvement, mit doucement un pas
devant l’autre, puis s’élança pour le happer d’un seul bond. Mais si
doucement ne put-il avancer que Chantecler ne le devinât, et n’eût le temps
de faire un saut et d’éviter l’atteinte, en volant de l’autre côté du fumier.
Renart voit avec dépit qu’il a manqué son coup ; et maintenant, le moyen
de retenir la proie qui lui échappe ? - Ah ! mon Dieu, Chantecler, dit-il de sa voix
la plus douce, vous vous éloignez comme si vous aviez peur de votre meilleur
ami. De grâce, laissez-moi vous dire combien je suis heureux de vous voir si
dispos et si agile. Nous sommes cousins germains, vous savez. Chantecler ne
répondit pas, soit qu’il restât défiant, soit que le plaisir de s’entendre
louer par un parent qu’il avait méconnu lui ôtât la parole. Mais pour montrer
qu’il n’avait pas peur, il entonna un brillant sonnet. - Oui, c’est assez bien chanté, dit Renart, mais
vous souvient-il du bon Chanteclin qui vous mit au monde ? Ah ! c’est
lui qu’il fallait entendre. Jamais personne de sa race n’en approchera. Il
avait, je m’en souviens, la voix si haute, si claire, qu’on l’écoutait une
lieue à la ronde, et pour prolonger les sons tout d’une haleine, il lui
suffisait d’ouvrir la bouche et de fermer les yeux. - Cousin, fait alors Chantecler, vous voulez
apparemment railler. - Moi railler un ami, un parent aussi proche ?
Ah ! Chantecler, vous ne le pensez pas. La vérité c’est que je n’aime
rien tant que la bonne musique, et je m’y connais. Vous chanteriez bien si
vous vouliez ; clignez seulement un peu de l’œil, et commencez un de vos
meilleurs airs. - Mais d’abord, dit Chantecler, puis-je me fier à
vos paroles ? Éloignez-vous un peu, si vous voulez que je chante :
vous jugerez mieux, à distance, de l’étendue de mon fausset. - Soit, dit Renart, en reculant à peine,
voyons donc, cousin, si vous êtes réellement fils de mon bon oncle
Chanteclin. Le coq, un oeil ouvert, l’autre fermé, et toujours
un peu sur ses gardes, commence alors un grand air. - Franchement, dit Renart, cela n’a rien de vraiment
remarquable ; mais Chanteclin, ah ! c’était lui : quelle
différence ! Dès qu’il avait fermé les yeux, il prolongeait les traits
au point qu’on l’entendait bien au-delà du plessis. Franchement, mon pauvre
ami, vous n’en approchez pas. Ces mots piquèrent assez Chantecler pour lui
faire oublier tout, afin de se relever dans l’estime de son cousin : il
cligna des yeux, il lança une note qu’il prolongeait à perte d’haleine, quand
l’autre, croyant le bon moment venu, s’élance comme une flèche, le saisit au
col et se met à la fuite avec sa proie. Pinte, qui le suivait des yeux, pousse
alors un cri des plus aigus. - Ah ! Chantecler, je vous l’avais bien dit ;
pourquoi ne m’avoir pas crue ! Voilà Renart qui vous emporte. Ah !
pauvre dolente ! Que vais-je devenir, privée de mon époux, de mon
seigneur, de tout ce que j’aimais au monde ! Cependant, au moment où Renart saisissait le pauvre
coq, le jour tombait, et la vieille femme, gardienne de l’enclos, ouvrait la
porte du gelinier. Elle appelle Pinte, Bise, Roussette ; personne ne
répond ; elle lève les yeux, elle voit Renart emportant Chantecler à
toutes jambes. - Haro, haro ! s’écria-t-elle, au Renart, au
voleur ! et les vilains d’accourir de tous côtés. - Qu’y a-t-il ? pourquoi cette clameur ? - Haro ! crie de nouveau la vieille, le goupil
emporte mon coq. - Eh ! pourquoi, méchante vieille, dit Constant
Desnois, l’avez-vous laissé faire ? - Parce qu’il n’a pas voulu m’attendre. - Il fallait le frapper. - Avec quoi ? - De votre quenouille. - Il courait trop fort, vos chiens bretons ne l’auraient
pas rejoint. - Par où va-til ? - De ce côté ; tenez, le voyez-vous là-bas ?
Renart franchissait alors les haies ; mais les
vilains l’entendirent tomber de l’autre côté et tout le monde se mit à sa
poursuite. Constant Desnois lâche Mauvoisin, son gros dogue. On retrouve la
piste, on l’approche, on va l’atteindre. « Le goupil ! le goupil ! ». Renart n’en courait
que plus vite, - Sire Renart, dit alors le pauvre Chantecler d’une
voix entrecoupée, laisserez-vous ainsi maugréer ces vilains ? À votre
place je m’en vengerais, et je les gaberais à mon tour. Quand Constant
Desnois dira à ses valets « Renart
l’emporte » ; répondez : « Oui, à votre nez, et malgré vous. » Cela seul les fera
taire. On l’a dit bien souvent ; il n’est sage qui
parfois ne follie. Renart, le trompeur universel, fut ici trompé lui-même, et
quand il entendit la voix de Constant Desnois, il prit plaisir à lui répondre : - Oui, vilains, je prends votre coq, et malgré vous.
Mais Chantecler, dès qu’il ne sent plus l’étreinte des dents, fait un effort,
échappe, bat des ailes, et le voilà sur les hautes branches d’un pommier
voisin, tandis que, dépité et surpris, Renart revient sur ses pas et comprend
la sottise irréparable qu’il a faite. - Ah ! mon beau cousin, lui dit le coq, voilà
le moment de réfléchir sur les changements de fortune. - Maudite soit, dit Renart, la bouche qui s’avise de
parler quand elle doit se taire ! - Oui, reprend Chantecler, et la malegoute crève l’œil
qui va se fermer quand il devait s’ouvrir plus grand que jamais. Voyez-vous,
Renart, fol toujours sera qui de rien vous croira : au diable votre beau
cousinage ! J’ai vu le moment où j’allais le payer bien cher ; mais
pour vous, je vous engage à jouer des jambes, si pourtant vous tenez à votre
pelisse. Renart ne s’amusa pas à répondre. Une fourrée le mit
à l’abri des chasseurs. Il s’éloigna, l’âme triste et la panse vide, tandis
que le coq, longtemps avant le retour des vilains, regagnait joyeusement l’enclos,
et rendait par sa présence le calme à tant d’amies que son malheur avait
douloureusement affectées.. |