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ZERBINETTE, en
riant, sans voir Géronte.
Ah ! ah ! je veux prendre un peu l'air.
GÉRONTE,
se croyant seul.
Tu me le payeras, je te jure.
ZERBINETTE,
sans voir Géronte.
Ah ! ah ! ah ! ah ! la plaisante histoire et la bonne
dupe que ce
vieillard !
GÉRONTE
Il n'y a rien de plaisant à cela, et vous n'avez que faire d'en rire.
ZERBlNETTE
Quoi ! que voulez-vous dire, Monsieur ?
GÉRONTE
Je veux dire que vous ne devez pas vous moquer de moi.
ZERBlNETTE
De vous ?
GÉRONTE
Oui.
ZERBINETTE
Comment ? qui songe à se moquer de vous ?
GÉRONTE
Pourquoi venez-vous ici me rire au nez ?
ZERBINETTE
Cela ne vous regarde point, et je ris toute seule d'un conte qu'on me
vient de faire, le plus plaisant qu'on puisse entendre ; je ne sais pas
si c'est parce que je suis intéressée dans la chose, mais je n'ai
jamais trouvé rien de si drôle qu'un tour qui vient d'être joué par un
fils à son père pour en attraper de l'argent.
GÉRONTE
Par un fils à son père pour en attraper de l'argent ?
ZERBINETTE
Oui. Pour peu que vous me pressiez, vous me trouverez assez disposée à
vous dire l'affaire, et j'ai une démangeaison naturelle à faire part
des contes que je sais.
GÉRONTE
Je vous prie de me dire cette histoire.
ZERBINETTE
Je le veux bien. Je ne risquerai pas grand'chose à vous la dire, et
c'est une aventure qui n'est pas pour être longtemps secrète. La
destinée a voulu que je me trouvasse parmi une bande de ces personnes
qu'on appelle Egyptiens, et qui, rôdant de province en province, se
mêlent de dire la bonne fortune, et quelquefois de beaucoup d'autres
choses. En arrivant dans cette ville, un jeune homme me vit et conçut
pour moi de l'amour. Dès ce moment il s'attache à mes pas, et le voilà
d'abord comme tous les jeunes gens, qui croient qu'il n'y a qu'a
parler, et qu'au moindre mot qu'ils nous disent, leurs affaires sont
faites ; mais il trouva une fierté qui lui fit un peu corriger ses
premières pensées. Il fit connaître sa passion aux gens qui me
tenaient, et il les trouva disposés à me laisser à lui moyennant
quelque somme. Mais le mal de l'affaire était que mon amant se trouvait
dans l'état où l'on voit très souvent la plupart des fils de famille,
c'est-à-dire qu'il était dénué d'argent ; et il a un père qui, quoique
riche, est un avaricieux fieffé, le plus vilain homme du monde.
Attendez. Ne me saurais-je souvenir de son nom ? Hai !
Aidez-moi un
peu. Ne pouvez-vous me nommer quelqu'un de cette ville qui soit connu
pour être avare au dernier point ?
GÉRONTE
Non.
ZERBINETTE
Il y a à son nom du ron... ronte.
Or... Oronte. Non. Gé... Géronte.
Oui. Géronte, justement ; voila mon vilain, je l'ai trouvé, c'est ce
ladre-là que je dis. Pour venir à notre conte, nos gens ont voulu
aujourd'hui partir de cette ville, et mon amant m'allait perdre, faute
d'argent, si, pour en tirer de son père, il n'avait trouvé de secours
dans l'industrie d'un serviteur qu'il a. Pour le nom du serviteur, je
le sais à merveille. Il s'appelle Scapin ; c'est un homme incomparable,
et il mérite toutes les louanges qu'on peut donner.
GÉRONTE, à part.
Ah ! coquin que tu es !
ZERBINETTE
Voici le stratagème dont il s'est servi pour attraper sa dupe. Ah ! ah !
ah ! ah ! Je ne saurais m'en
souvenir que je ne rie de tout mon
coeur. Ah ! ah ! ah ! Il est allé chercher ce chien
d'avare ! ah ! ah !
ah ! et lui a dit qu'en se promenant sur le port avec son fils,
hi ! hi !
ils avaient vu une galère turque où on
les avait invités d'entrer ;
qu'un jeune Turc leur y avait donné la collation, ah ! que, tandis
qu'ils mangeaient, on avait mis la galère en mer, et que le Turc
l'avait renvoyé lui seul à terre dans un esquif, avec l'ordre de dire
au père de son maître qu'il emmenait son fils en Alger, s'il ne lui
envoyait tout à l'heure cinq cents écus. Ah ! ah ! ah ! Voilà
mon
ladre, mon vilain, dans de furieuses angoisses ; et la tendresse qu'il
a pour son fils fait un combat étrange avec son avarice. Cinq cents
écus qu'on lui demande sont justement cinq cents coups de poignard
qu'on lui donne. Ah ! ah ! ah ! Il ne peut se résoudre à tirer
cette
somme de ses entrailles, et la peine qu'il souffre lui fait trouver
cent moyens ridicules pour ravoir son fils. Ah ! ah ! Il veut
envoyer
la justice en mer après la galère du Turc. Ah ! ah ! ah ! Il
sollicite
son valet de s'aller offrir à tenir la place de son fils jusqu'a ce
qu'il ait amassé l'argent qu'il n'a pas envie de donner. Ah ! ah !
ah !
il abandonne, pour faire les cinq cents écus, quatre ou cinq vieux
habits qui n'en valent pas trente. Ah ! ah ! ah ! Le valet lui
fait
comprendre à tous coups l'impertinence de ses propositions, et chaque
réflexion est douloureusement accompagnée d'un : « Mais que diable
allait-il faire à cette galère ! Ah ! maudite galère ! Traître
de Turc ! »
Enfin, après plusieurs détours, après avoir longtemps gémi et
soupiré... Mais il me semble que vous ne riez point de mon conte. Qu'en
dites-vous ?
GÉRONTE
Je dis que le jeune homme est un pendard, un insolent, qui sera puni
par son père du tour qu'il lui a fait ; que l'Egyptienne est une
malavisée, une impertinente, de dire des injures à un homme d'honneur
qui saura lui apprendre à venir ici débaucher les enfants de famille,
et que le valet est un scélérat qui sera par Géronte envoyé au gibet
avant qu'il soit demain.
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