ACTE I - SCÈNE 4 (149 lignes)

ARGANTE, SCAPIN, SYLVESTRE

 

 

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ARGANTE, se croyant seul.
A-t-on jamais ouï parler d'une action pareille à celle-là ?

 

SCAPIN
Il a déjà appris l'affaire, et elle lui tient si fort en tête que tout
seul il en parle haut.

 

ARGANTE, se croyant seul.
Voila une témérité bien grande !

 

SCAPIN
Écoutons-le un peu.

 

ARGANTE, se croyant seul.
Je voudrais savoir ce qu'ils me pourront dire sur ce beau mariage.

 

SCAPIN, à part.
Nous y avons songé.

 

ARGANTE, se croyant seul.
Tâcheront-ils de me nier la chose ?

 

SCAPIN
Non, nous n'y pensons pas.

 

ARGANTE, se croyant seul.
Ou s'ils entreprendront de l'excuser ?

 

SCAPIN
Celui-là se pourra faire.

 

ARGANTE, se croyant seul.
Prétendront-ils m'amuser par des contes en l'air ?

 

SCAPIN
Peut-être.

 

ARGANTE, se croyant seul.
Tous leurs discours seront inutiles.

 

SCAPIN
Nous allons voir.

 

ARGANTE, se croyant seul.
Ils ne m'en donneront point à garder.

 

SCAPIN
Ne jurons de rien.

 

ARGANTE, se croyant seul.
Je saurai mettre mon pendard de fils en lieu de sûreté.

 

SCAPIN
Nous y pourvoirons.

 

ARGANTE, se croyant seul
Et pour le coquin de Sylvestre, je le rouerai de coups.

 

SYLVESTRE, à Scapin.
J'étais bien étonné, s'il m'oubliait.

 

ARGANTE, apercevant Sylvestre.
Ah ! ah ! vous voilà donc, sage gouverneur de famille, beau directeur
de jeunes gens !

 

SCAPIN
Monsieur, je suis ravi de vous voir de retour.

 

ARGANTE
Bonjour, Scapin. (À Sylvestre.) Vous avez suivi mes ordres vraiment
d'une belle manière, et mon fils s'est comporté fort sagement pendant
mon absence !

 

SCAPIN
Vous vous portez bien, à ce que je vois ?

 

ARGANTE
Assez bien. (À Sylvestre.) Tu ne dis mot, coquin, tu ne dis mot !

 

SCAPIN
Votre voyage a-t-il été bon ?

 

ARGANTE
Mon Dieu, fort bon. Laisse-moi un peu quereller en repos !

 

SCAPIN
Vous voulez quereller ?

 

ARGANTE
Oui, je veux quereller.

 

SCAPIN
Et qui, Monsieur ?

 

ARGANTE, montrant Sylvestre.
Ce maraud-là.

 

SCAPIN
Pourquoi ?

 

ARGANTE
Tu n'as pas ouï parler de ce qui s'est passé dans mon absence ?

 

SCAPIN
J'ai bien ouï parler de quelque petite chose.

 

ARGANTE
Comment, quelque petite chose ! Une action de cette nature ?

 

SCAPIN
Vous avez quelque raison...

 

ARGANTE
Une hardiesse pareille à celle-là ?

 

SCAPIN
Cela est vrai.

 

ARGANTE
Un fils qui se marie sans le consentement de son père ?

 

SCAPIN
Oui, il y a quelque chose à dire à cela. Mais je serais d'avis que vous
ne fissiez point de bruit.

 

ARGANTE
Je ne suis pas de cet avis et je veux faire du bruit, tout mon soûl.
Quoi ! tu ne trouves pas que j'aie tous les sujets du monde d'être en
colère ?

 

SCAPIN
Si fait ! j'y ai d'abord été, moi, lorsque j'ai su la chose, et je me
suis intéressé pour vous jusqu'à quereller votre fils. Demandez-lui un
peu quelles belles réprimandes je lui ai faites, et comme je l'ai
chapitré sur le peu de respect qu'il gardait à un père dont il devait
baiser les pas. On ne peut pas lui mieux parler, quand ce serait
vous-même. Mais quoi ! Je me suis rendu à la raison et j'ai considéré
que, dans le fond, il n'a pas tant de tort qu'on pourrait croire.

 

ARGANTE
Que me viens-tu conter ? Il n'a pas tant de tort de s'aller marier de
but en blanc avec une inconnue ?

 

SCAPIN
Que voulez-vous ? Il a été poussé par sa destinée.

 

ARGANTE
Ah ! ah ! voici une raison la plus belle du monde ! On n'a plus qu'à
commettre tous les crimes imaginables, tromper, voler, assassiner, et
dire pour excuse qu'on y a été poussé par sa destinée.

 

SCAPIN
Mon Dieu, vous prenez mes paroles trop en philosophe. Je veux dire
qu'il s'est trouvé fatalement engagé dans cette affaire.

 

ARGANTE
Et pourquoi s'y engageait-il ?

 

SCAPIN
Voulez-vous qu'il soit aussi sage que vous ? Les jeunes gens sont
jeunes, et n'ont pas toute la prudence qu'il leur faudrait pour ne rien
faire que de raisonnable : témoin notre Léandre qui, malgré toutes mes
leçons, malgré toutes mes remontrances est allé faire, de son côté, pis
encore que votre fils. Je voudrais bien savoir si vous-même n'avez pas
été jeune et n'avez pas dans votre temps, fait des fredaines comme les
autres.

 

ARGANTE
Cela est vrai, j'en demeure d'accord ; mais je m'en suis toujours tenu
à la galanterie et je n'ai point été jusqu'à faire ce qu'il a fait.

 

SCAPIN
Que vouliez-vous qu'il fît ? Il voit une jeune personne qui lui veut du
bien (car il tient cela de vous, d'être aimé de toutes les femmes). Il
la trouve charmante. Il lui rend des visites, lui conte des douceurs,
soupire galamment, fait le passionné. Elle se rend à sa poursuite. Il
pousse sa fortune. Le voilà surpris avec elle par ses parents, qui, la
force à la main, le contraignent de l'épouser.

 

SYLVESTRE, à part.
L'habile fourbe que voilà !

 

SCAPIN
Eussiez-vous voulu qu'il se fût laissé tuer ? Il vaut mieux encore être
marié qu'être mort.

 

ARGANTE
On ne m'a pas dit que l'affaire se soit ainsi passée.

 

SCAPIN, montrant Sylvestre.
Demandez-lui plutôt. Il ne vous dira pas le contraire.

 

ARGANTE, à Sylvestre.
C'est par force qu'il a été marié ?

 

SYLVESTRE
Oui, Monsieur.

 

SCAPIN
Voudrais-je vous mentir ?

 

ARGANTE
Il devait donc aller tout aussitôt protester de violence chez un
notaire.

 

SCAPIN
C'est ce qu'il n'a pas voulu faire.

 

ARGANTE
Cela m'aurait donné plus de facilité à rompre ce mariage.

 

SCAPIN
Rompre ce mariage ?

 

ARGANTE
Oui.

 

SCAPIN
Vous ne le romprez point.

 

ARGANTE
Je ne le romprai point ?

 

SCAPIN
Non.

 

ARGANTE
Quoi ! je n'aurai pas pour moi les droits de père et la raison de la
violence qu'on a faite à mon fils ?

 

SCAPIN
C'est une chose dont il ne demeurera pas d'accord.

 

ARGANTE
Il n'en demeurera pas d'accord ?

 

SCAPIN
Non.

 

ARGANTE
Mon fils ?

 

SCAPIN
Votre fils. Voulez-vous qu'il confesse qu'il ait été capable de
crainte, et que ce soit par force qu'on lui ait fait faire les choses ?
Il n'a garde d'aller avouer cela. Ce serait se faire tort, et se
montrer indigne d'un père comme vous.

 

ARGANTE
Je me moque de cela.

 

SCAPIN
Il faut, pour son honneur et pour le vôtre, qu'il dise dans le monde
que c'est de bon gré qu'il l'a épousée.

 

ARGANTE
Et je veux, moi, pour mon honneur et pour le sien, qu'il dise le
contraire.

 

SCAPIN
Non, je suis sûr qu'il ne le fera pas.

 

ARGANTE
Je l'y forcerai bien.

 

SCAPIN
Il ne le fera pas, vous dis-je.

 

ARGANTE
Il le fera, ou je le déshériterai.

 

SCAPIN
Vous ?

 

ARGANTE
Moi.

 

SCAPIN
Bon !

 

ARGANTE
Comment, bon !

 

SCAPIN
Vous ne le déshériterez point.

 

ARGANTE
Je ne le déshériterai point ?

 

SCAPIN
Non.

 

ARGANTE
Non ?

 

SCAPIN
Non.

 

ARGANTE
Ouais ! Voici qui est plaisant. Je ne déshériterai point mon fils ?

 

SCAPIN
Non, vous dis-je.

 

ARGANTE
Qui m'en empêchera ?

 

SCAPIN
Vous-même.

 

ARGANTE
Moi ?

 

SCAPIN
Oui. Vous n'aurez pas ce coeur-là.

 

ARGANTE
Je l'aurai.

 

SCAPIN
Vous vous moquez !

 

ARGANTE
Je ne me moque point.

 

SCAPIN
La tendresse paternelle fera son office.

 

ARGANTE
Elle ne fera rien.

 

SCAPIN
Oui, oui.

 

ARGANTE
Je vous dis que cela sera.

 

SCAPIN
Bagatelles !

 

ARGANTE
Il ne faut point dire : Bagatelles.

 

SCAPIN
Mon Dieu, je vous connais, vous êtes bon naturellement.

 

ARGANTE
Je ne suis point bon, et je suis méchant, quand je veux. Finissons ce
discours qui m'échauffe la bile. (En s'adressant à Sylvestre.) Va-t'en,
pendard, va-t'en me chercher mon fripon, tandis que j'irai rejoindre le
seigneur Géronte pour lui conter ma disgrâce.

 

SCAPIN
Monsieur, si je vous puis être utile en quelque chose, vous n'avez qu'à
me commander.

 

ARGANTE
Je vous remercie. (À part.) Ah ! pourquoi faut-il qu'il soit fils
unique ! Et que n'ai-je à cette heure la fille que le Ciel m'a ôtée,
pour la faire mon héritière !